
Je n’aurais pas misé une pièce sur South of Midnight. Ok, le trailer d’annonce était vraiment cool, et j’avais beaucoup aimé le premier jeu de Compulsion Games, une petite aventure indé avec un excellent concept. Mais We Happy Few, leur deuxième jeu, m’avait bien refroidi. Et lorsqu’on a vu du gameplay pour la première fois, je me disais qu’on allait être sur un jeu très lambda sans fulgurance. Mais va falloir que je me fasse une raison : Microsoft ne sait pas marketer ses jeux. Parce que South of Midnight m’a vraiment surpris.
Mais avant de vous expliquer pourquoi, on va d’abord chercher à savoir ce que voulaient faire les développeurs avec ce jeu.
Bon, déjà, Compulsion Games, c’est un petit studio fondé par un ancien de chez Arkane. C’est un très bon début, mais jusque-là, le CV n’est pas flamboyant non plus : un jeu indé très réussi, et un jeu disons AA qui s’est franchement planté. Finalement, qu’importe : lorsque Microsoft les rachète en 2018, ils décident de leur laisser carte blanche pour faire le jeu qu’ils veulent. Et selon le directeur du jeu, c’est ce qu’ils ont fait, sans se soucier de l’accueil que le jeu aura.
Leur idée, le concept au cœur du jeu est à la fois très simple et plutôt original : créer un jeu spécifiquement sur le folklore des États-Unis du Sud.
Le bayou, enfin plus largement le sud des États-Unis, on le croise rarement dans le jeu vidéo. Parmi les exemples les plus connus, on retrouve Resident Evil 7, Red Dead Redemption 2, Mafia 3 ou Hunt Showdown, et quelques jeux indés qui se sont imprégnés de la culture locale, mais ça reste rare. Et surtout, aucun ne puise vraiment dans son folkore. L’ambiance est là, mais pas l’imaginaire qui va avec. Et pourtant, il est ultra riche grâce à son mélange d’influences européennes, afro-américaines, créoles ou encore cadiennes. Et chez Compulsion Games, ils l’aiment, ce lore. Le directeur créatif a grandi en baignant dans ces mythes racontés par sa grand-mère. Et pour être sûr de bien le respecter, ils vont faire appel à des conseillers culturels comme l’autrice Donna Washington.
Parler de ce folklore, c’est parfait pour la créativité : comme on parle de légendes, c’est toujours un peu flou. L’équipe peut alors se faire plaisir et laisser libre cours à leur imagination. En partant d’un nom ou d’une superstition, ils extrapolent une histoire complète et un design. Par exemple, à partir du simple conseil « peindre le porche en bleu pour que les Haints croient qu’il s’agit d’une rivière et n’entrent pas », ils ont imaginé que ces esprits ont une très mauvaise vue et une peur de l’eau – ce qui influence concrètement leur apparence et leur comportement dans le jeu. Ils se réapproprient ces créatures surnaturelles pour livrer leur propre interprétation, mais toujours en partant du folklore déjà existant.
Ce cadre très peu représenté dans le jeu vidéo est l’occasion parfaite pour être surpris. Par exemple, avez-vous déjà entendu parler de Huggin’ Molly ? C’est une femme géante fantomatique qui se promène la nuit dans la ville d’Abbeville. Si vous avez le malheur de la croiser, elle vous fait un gros calin et vous crie dans l’oreille. Autre exemple, un peu plus connu cette fois, avec la légende de Robert Johnson, guitariste ayant réellement existé et qui est par ailleurs l’inspiration de nombreux artistes, et pas des branques. Jimi Hendrix, Bob Dylan, Eric Clapton, bref, le gratin des guitaristes. La légende raconte que ce guitariste, Robert Johnson, aurait vendu son âme au diable à un carrefour (pas le magasin hein, une croisée des chemins), pour devenir meilleur à la guitare. Parfois, pour fournir un peu plus d’originalité, ils dévient franchement du mythe originel. Par exemple, on rencontre dans le jeu un rougarou, la version cadienne du loup-garou. Mais plutôt que d’opter pour le stéréotype classique, les devs ont choisi de lui donner une forme de hibou. Bref, ils veulent plonger les joueurs dans un univers riche et relativement méconnu.
Mais pas que. Parce que le genre dont ils s’inspirent, le gothique sudiste, se caractérise généralement par ses thématiques liées à la pauvreté et l’aliénation vécues dans le Sud américain. Et évidemment, Compulsion Games en parle aussi, et le place même au cœur de son récit. Ce n’est pas pour rien que la mère du personnage principale est assistante sociale ! Et d’ailleurs, si le sujet vous intéresse, je vous recommande aussi chaudement le jeu indé Norco qui aborde assez frontalement le sujet.
Pour en revenir à South of Midnight, le genre gothique sudiste a aussi une autre marque de fabrique : ses paysages. Les marécages, les lieux reculés laissés à l’abandon, les plantations… Bref, je pense qu’on se fait une image assez précise du genre d’atmosphère qu’on peut retrouver. South of Midnight reprend ces paysages en placant chaque niveau dans un biome lié au Sud américain, tout en le conjugant bien sûr avec le surnaturel. Pour ce qui est du côté réaliste, les équipes sont directement aller puiser l’inspiration à la source.
Et d’ailleurs, ils ont vécu de sacrées aventures : ils ont carrément été visiter une ville fantôme du Mississippi envahie par les alligators, et ils n’ont pas hésité à traverser un marécage pour entrer dans une église abandonnée. Bref, ils vont jusqu’au bout de leurs idées. Le même travail est effectué sur le choix des acteurs : pour rendre l’aventure crédible, ils ont choisi des acteurs et des actrices qui viennent du Sud américain, ce qui s’entend dans le moindre dialogue du jeu. Et pour l’anecdote, les session de motion capture ont été dirigées par Ahmed Best. Ce nom vous dit peut-être rien, mais… c’est l’acteur qui a incarné Jar-Jar Binks dans Star Wars la Menace Fantôme, le personnage le plus détesté de la licence et peut-être même de la pop-culture. Le monde est petit, hein ?
Quant au gameplay, il se base intégralement sur le pouvoir de l’héroïne, Hazel, qui est une tisseuse. En gros, elle a la capacité de percevoir et manipuler les fils mystiques qui composent la trame de l’existence. Ouais, rien que ça. Du coup, la magie est ici très thématique : pas de boule de feu ou de sort de foudre, on est plutôt sur des actions comme tisser, recoudre, ou délier. Et toutes les actions du jeu sont basées sur ce principe : quand on crée ce pont éthéré, c’est parce qu’on l’a tissé. Quand on achève un ennemi, on détricote la malédiction qui le ronge. C’est d’ailleurs une idée centrale des développeurs. Hazel ne tue pas, ne meurtrit pas, elle aide les âmes en peine, une thématique centrale du jeu.
Quant au game design, il est pensé pour être dans la veine des jeux actions aventure d’antant. En gros, alterner entre phase de plateforme et combats, sans chichi ni autre boursouflure. Pas de farm, pas de loot à la chaîne, pas de monde ouvert tentaculaire. Juste une aventure resserrée, rythmée, qui mise tout sur l’ambiance et la narration.
Et enfin, le meilleur pour la fin. L’autre élément que les devs ont placé au centre de leur vision créative, c’est la musique. Aux commandes, on retrouve Olivier Deriviere, qui a gagné en notoriété avec A Plague Tale et Dying Light 2, mais qui avait déjà signé auparavant la bande-son d’excellents jeux. C’est carrément devenu l’un des compositeurs en vogue dernièrement, et ce, pour une raison bien précise : c’est l’une des rares personnes à prendre en compte l’interaction dans sa façon de penser la musique de jeux vidéo. Entendez par là qu’il ne cherche pas à simplement à passer d’une musique à l’autre en fonction du contexte, mais qu’il imagine ses compositions pour qu’elles réagissent aux actions du joueur. Et il compte bien appliquer dans South of Midnight ce qu’il a appris au fil de ses expériences.
Bon déjà, vu l’ambiance, le genre de musique est un peu couru d’avance : blues, gospel, country, jazz, bluegrass, bref on a très bien en tête le genre de musique qui colle. Mais attention le twist, ces genres sont un peu revisités : Deriviere a tenu à ajouter une dimension symphonique aux musiques. Du coup, une partie est enregistrée à Nashville, et une autre à Abbey Road avec l’orchestre de Londres.
Le plus intéressant dans tout ça, c’est qu’elle ne fait pas qu’accompagner la narration, elle en fait intégralement partie. Dans South of Midnight, la musique évolue en même temps que nous. Quand on commence le niveau, on entend des bribes de mélodie, des boucles discrètes qui vont s’intensifier et se complexifier au fil de la progression. Et à la fin, au climax du niveau, la musique devient carrément une chanson, dont les paroles relatent la tragédie ou le mythe du boss, et avec en plus une intensité variable en fonction de nos actions ! C’est un duel, mais c’est aussi une complainte.
Et voilà, on a fait un léger tour des intentions artistique des développeurs. Bien évidemment il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais je pense qu’on a bien cerné ce qu’ils cherchent à faire. C’est assurément leur jeu le plus ambitieux jusque là, et ils s’en sont donnés les moyens : l’équipe est passée de 40 à 100 développeurs. Mais tout ça, c’est sur le papier. Qu’est-ce que ça donne, dans les faits ?
Si je devais résumer en une phrase, je dirais que le résultat est à la hauteur des ambitions.
Déjà, le cœur du jeu, à savoir ces racines sud-américaines, est effectivement très réussi. On sent l’amour et la sincérité des devs pour le sujet qu’ils traitent. Ca se ressent à travers les chara design soignés, à travers l’atmosphère de chaque niveau, à travers les paysages, les thématiques abordées dans le jeu, et tout une pelletée de détails qui nous imprègnent vraiment de ce sud américain baigné dans la magie. Et ça fait du bien ! Parce que dans le jeu vidéo, on retrouve toujours un peu les mêmes marottes. Les zombies, les vikings, les samouraïs, les pirates… Ce sont des archétypes que j’aime beaucoup et je prends toujours autant de plaisir à m’immerger dans le Japon féodal ou l’Angleterre du XIe siècle, mais South of Midnight est un vent de fraîcheur simplement en proposant un cadre trop peu exploré jusque là.
La surprise ne vient que rarement du scénario, parce qu’il est très classique dans son fondement : on joue Hazel, une adolescente qui part à la recherche de sa mère, emportée avec sa maison dans une tempête. En chemin, elle découvre qu’elle a des pouvoirs et que le monde qui l’entoure est moins terre à terre que ce qu’elle pouvait croire. Enfin voilà, c’est assez classique dans la structure, même les quelques twists sont très prévisibles. Par contre, quand j’ai entendu parler de Huggin’ Molly, je mourrais d’envie de savoir à quoi elle pouvait bien ressembler, j’avais toujours hâte de découvrir l’ambiance du prochain niveau. Plus que le scénario en lui-même, c’est surtout la créativité des développeurs qui fait la force du jeu. Le seul bémol que je pourrais relever à ce niveau-là, c’est l’absence de glossaire ou de tout élément explicatif. South of Midnight est une excellente porte d’entrée dans le folklore Sud américain, mais ne pas pouvoir en apprendre plus via le jeu directement m’a un peu manqué, car je me demandais vraiment à chaque fois quelle histoire ou superstition se cachait derrière les personnages.
Enfin, dans tous les cas, ça reste quand même une belle proposition artistique. Que ce soit au niveau des visuels ou sonore, c’est vraiment le haut du panier de ce début d’année. Pas tant dans la technique, qui est correcte sans être éblouissante, mais vraiment dans cette patte visuelle assez particulière. Au-delà des décors vraiment jolis, et encore une fois plutôt originaux, le stop-motion donne une physicalité aux personnages, une texture qu’on voit très peu dans le jeu vidéo. Là encore, y a quelques exemples comme Harold Halibut ou Trüberbrook, mais ça ne court pas les rues non plus. Et ça peut avoir des défauts, notamment cette sensation de saccade un peu perturbante car lorsqu’on est habitué au 60 FPS, ça peut donner l’impression que le jeu est au bout de sa vie, mais de manière générale ces petites imperfections volontaires rajoutent effectivement ce côté artisanal prôné par les devs. A noter aussi que le jeu tournait impeccablement bien sur ma machine, et que j’ai eu absolument aucun bug. C’est qu’un détail, mais ça fait toujours plaisir d’avoir une expérience propre même sans patch day one.
Et puis surtout, la musique, nom de Zeus ! Olivier Derivière signe ici l’une de ses meilleures bande-son. J’avoue que j’étais très curieux de voir sa proposition, car on a plus l’habitude de le voir dans des univers très sombres, avec des musiques atmosphérique un peu angoissantes. Ici, Derivière montre toute sa maitrise de la composition spécifiquement liée au jeu vidéo, mais montre aussi sa capacité à s’adapter aux thèmes du jeu et son contexte. On entend beaucoup de cuivres, des rythmes endiablés, bref toutes les influences blues de la Nouvelle Orléans sont au rendez-vous, avec en plus la partie symphonique qui se marie étonnamment bien avec le reste. Non franchement, chapeau.
Par contre, j’ai été moins convaincu par l’aspect interactif de la bande-son. Alors oui, les morceaux chantés qui racontent l’histoire du boss de la zone sont particulièrement réussis, et je pense qu’ils vont tourner un bon moment dans mes oreilles. Pour vous donner une idée, ça donne la même impression que le combat contre Raphael dans Baldur’s Gate 3, un des meilleurs moments du jeu. Mais à côté de ça, je n’ai pas ressenti cette montée en puissance progressive qui devait être centrale dans l’expérience. Je n’ai pas eu le sentiment que la musique m’accompagnait ou me racontait une histoire en dehors des combats de boss. J’ai apprécié sa qualité musicale, mais l’interaction est selon moi loupée. Reste qu’on est devant une excellente bande-son qui confère une toute autre dimension à ces combats. On a vraiment l’impression que le boss nous parle alors qu’on tente de l’aider, et ça ajoute énormément d’émotion.
Cette thématique du soutien, de vouloir aider les autres, on la ressent énormément dans le jeu et c’est plutôt cool d’avoir un message aussi humaniste dans le jeu. Ceci étant, manette en main, je trouve que l’intention des devs ne se ressent pas trop non plus. Quand j’affrontais des ennemis classiques, j’avais pas l’impression de les aider mais bien de leur taper dessus. Les pouvoirs de Hazel sont liées à sa condition de tisseuse, mais ça ne ressort pas plus que ça dans le gameplay. Elle aurait pu être une simple magicienne que ça n’aurait pas changé les interactions possibles, donc je trouve aussi que la volonté des devs est ici à moitié réussie. Les thématiques du jeu passent très bien par les décors des maisons abandonnées, par les dialogues et les histoires racontées, mais très peu par le gameplay.
Pour parler du gameplay en lui-même, c’est plutôt réussi. C’est certes l’aspect le moins engageant du jeu, mais ça ne l’empêche pas de faire le café. Son plus gros problème, c’est sans doute son aspect “scolaire”, dans le sens où il ne sort jamais des clous. La structure est toujours la même : phase d’exploration/plateforme, puis phase de combat, puis phase narrative, et rebelotte de bout en bout. La plateforme est très classique, on a déjà vu ça 100 fois. Les combats, qui sont parfois assez exigeants, c’est la même chose : quelques compétences comme le fait d’immobiliser un ennemi, l’attirer vers ou le repousser, une attaque de base et de l’esquive, rien de très surprenant ni novateur. Mais pour autant, ça reste réussi : tout est fluide, rien ne choque jamais vraiment et tout est bien calibré pour passer un bon moment. Si on veut être un peu tatillon, j’ai trouvé la caméra parfois un peu à la traine durant les combats, j’avais du mal à avoir une vue d’ensemble, surtout lorsqu’il y avait beaucoup d’ennemis. Mais à part ça, c’est dynamique, ça réagit bien, la difficulté est bien dosée, les nouveautés comme le grappin ou des types d’ennemis différents sont placés au bon moment et offrent continuellement un renouvellement dans le rythme, bref une aventure qui ne révolutionne rien, mais qui fait tout très bien.
Et surtout, quel plaisir d’avoir un jeu recentré sur un concept simple. South of Midnight est 100% linéaire. On est sur du bon gros couloir en ligne plus ou moins droite, sans détours ni zone cachée. Pas de loot, pas d’équipement, pas de stats, pas de quête secondaires, ni aucun élément de Light-RPG qui est désormais devenu la norme. Non, ici, on est vraiment sur une progression à l’ancienne, où il faut simplement aller à la fin du niveau. On peut faire quelques légers crochets pour récupérer des bouloches qui nous permettent d’obtenir quelques améliorations, mais premièrement c’est totalement optionnel, et deuxièmement c’est jamais très éloigné du chemin de base, donc ça se fait assez naturellement et sans se prendre la tête.
Et vraiment, ça m’étonne moi-même, mais ça m’a fait un bien fou de voir un jeu moderne proposer une aventure qui ne part pas dans tous les sens. Ici, on progresse sans avoir cette impression de faire une liste de taches, on a pas la peur constante de louper quelque chose, on a pas besoin de faire des allers retours toutes les 30 secondes dans le menu, c’est entièrement tourné vers la narration et le gameplay “pur”. Pour vous donner une idée, j’ai eu la même sensation que pour HiFi Rush : un jeu qui semble être “à l’ancienne”, qui cherche à viser juste, et pas à proposer toujours plus sans que ça ne soit justifié. Dans une période où la majorité des jeux donnent l’impression de pas donner cher de notre temps et en profite pour s’étirer superficiellement, ça fait vraiment du bien d’avoir ce genre d’expérience plus concise et sans boursouflure.