
Citizen Sleeper fait partie de mes gros coups de cœur de 2022. Les chara designs de Guillaume Singelin, les musiques d’Amos Roddy, et surtout l’écriture fine de Gareth Damian Martin. Un monde dystopique qui sert de reflet au nôtre, doté d’une subtilité dans l’écriture de son univers et des personnages qui en font une œuvre marquante. Au-delà d’être un bon jeu vidéo, Citizen Sleeper est avant tout une excellente œuvre de science-fiction comme on en voit beaucoup trop rarement. Alors lorsque Citizen Sleeper 2 est sorti, j’ai sauté à pieds joints dedans. Enfin… Pas exactement.
Contrairement au premier, j’ai préféré attendre la traduction française pour profiter au mieux de l’expérience. Non pas que le niveau d’anglais requis soit trop élevé (on est très loin d’un Disco Elysium par exemple) mais on parle d’une expérience où l’activité principale consiste à lire. Pour plus de confort et d’immersion, il n’y a rien de mieux que la langue maternelle. Celle qui nous évite d’avoir le moment où « attends, ça veut dire quoi ça déjà ? Pause ! Google Trad… ».
Et c’était probablement la meilleure décision que je pouvais prendre, car la traduction est d’excellente facture. Le vocabulaire est riche, les niveaux de langage en fonction des personnages sont parfaitement retranscrits, et je n’ai vu aucune coquille ni n’ai été à aucun moment dérangé par une traduction hasardeuse. Du caviar, tout simplement.
Et ce n’est pas de trop quand on voit le tutoriel. Citizen Sleeper pêchait déjà un peu de ce côté-là, et ça ne fait que se renforcer dans cette suite. La boucle de gameplay est pourtant simple : chaque jour – nommé cycle dans le jeu – qui passe nous octroie 5 dés, que l’on peut utiliser dans des lieux pour effectuer une action. La valeur du dé, allant de 1 à 6, correspond à nos chances de réussir l’action. Avec un 1, on a 50 % de chance d’avoir un résultat neutre et 50 % de chance d’avoir un résultat négatif, alors qu’avec un 5, on est sur du 50 % positif et 50 % neutre. Ces actions sont le moteur narratif du jeu, car ce sont elles qui vont faire avancer l’histoire. En se rendant quelque part, on doit effectuer certaines actions en boucle pour faire grimper une jauge qui, une fois remplie, déclenche un événement qui fera avancer l’histoire.
Ça, c’est le concept de base, mais Citizen Sleeper 2 va plus loin que son aîné. Cette fois, les dés ont des points de vie et peuvent se briser. Notre personnage peut accumuler du stress durant certaines phases de jeu, et ce stress augmente la probabilité de voir un dé perdre un point de vie à la fin d’un cycle. S’il atteint zéro, il devient inutilisable, et il faudra ensuite le réparer en échange de ressources pas forcément simples à obtenir.
Et ce n’est pas tout. Le premier Citizen Sleeper nous faisait découvrir l’Œil d’Erlin, une station spatiale bien remplie. Dans ce nouvel opus, le terrain de jeu est démultiplié. Dès la fin de l’introduction, on obtient les commandes d’un vaisseau qui nous permet de voyager de système en système, chacun possédant un lieu central. La carte est relativement grande, les stations ont toutes un design unique, autant dire qu’on sent le changement d’échelle et qu’on est imprégné très rapidement de ce sentiment d’aventure. Chaque lieu offre aussi divers contrats – qui peuvent être liés au scénario ou être des missions annexes –, autrement dit des missions à remplir dans un temps délimité par votre nombre de provisions. Et oui, chaque cycle qui passe vous donne faim, et si vous n’avez pas assez de provisions, vous allez tomber à court d’énergie, augmenter votre stress, et finir par détruire tous vos dés. Ces contrats sont pour la grande majorité excellents, un mélange de curiosité et de stress très bien dosé, car on a autant envie de découvrir les secrets qui se cachent derrière une mission à première vue anecdotique que la peur de se foirer et de devoir en payer les conséquences.
La tension, c’est justement un sentiment qui revient très souvent dans Citizen Sleeper 2, et parfois intensément. Déjà dans le premier, on apprend rapidement que des sortes de mercenaires sont à nos trousses, et on doit trouver une solution alors qu’on est déjà en galère pour gagner suffisamment d’argent, indispensable pour manger et se payer le médicament dont a besoin tout dormeur. Parce que oui, dans ces deux jeux, on incarne des dormeurs, des personnes qui ont abandonné leur corps physique en incorporant leur esprit dans un robot. Un choix rarement volontaire mais plutôt lié à une obligation, qui implique par la suite certains avantages, mais surtout beaucoup d’inconvénients, dont le premier est d’être la propriété d’une entreprise.
Dans Citizen Sleeper 2, le personnage qu’on incarne a justement fait le choix de se débarrasser de cet asservissement… en le troquant contre un autre. Une sorte de Yakuza – au vu de ses tatouages – nous a permis de nous affranchir de l’entreprise qui nous possédait, mais il s’avère qu’en réalité, c’est un simple transfert de propriété car c’est à lui qu’on appartient désormais. Alors on décide, avec notre ami Serafin, de nous redémarrer pour, une fois encore, nous affranchir de l’épée de Damoclès au-dessus de notre tête. Sauf que le redémarrage va mal tourner, et on va perdre durant le processus tous nos souvenirs. Obligé de s’enfuir sans savoir qui on est ni ce qu’on fait là, on vole un vaisseau pour fuir le plus loin possible de Laine et ses sbires. Sauf que le bougre a plus d’un tour dans son sac : sans qu’on ne sache pourquoi ni comment, Laine est capable de savoir où on se trouve, et il ne compte pas nous laisser nous évaporer dans la nature. Il nous poursuit sans cesse et on doit sans cesse rester en mouvement si on veut éviter de se faire attraper.
La tension est palpable et le début est vraiment réussi. On ressent le stress de la fuite, des événements inattendus surviennent, on est pris dans le flot de l’action et c’est tout simplement palpitant. Par contre, par la suite, c’est une autre histoire. C’est là que Citizen Sleeper 2 change de nature : passé l’urgence de l’introduction, le jeu devient moins une traque qu’un voyage. Et c’est à ce moment précis que sa tension se dilue, parfois pour le meilleur, parfois pour le moins bon. On conserve bien un fil directeur assez oppressant, mais la peur de se faire attraper diminue drastiquement car elle dépend du temps qu’on passe sur une station. On ne doit pas dépasser un certain nombre de cycles, qu’on n’atteint finalement jamais grâce aux contrats et au scénario qui nous fait bouger régulièrement.
Résultat, Laine est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, mais jamais trop inquiétante. Il en est de même pour l’argent d’ailleurs : si dans le premier c’était un enjeu majeur, ici on ne tombe que rarement à court, et même lorsque ça arrive, ça ne dure jamais longtemps. C’est dommage car là où le jeu semble vouloir nous oppresser et nous donner cette sensation d’être acculé, dans les faits on ne galère jamais autant que ce qu’on devrait. Du moins, dans le mode de difficulté de base.
Et ce n’est finalement pas très grave, parce que ça ne nous empêche jamais de profiter de l’excellente écriture de Gareth Damian Martin, qui encore une fois nous plonge dans un univers à la lisière du cyberpunk et de l’hopepunk. Le monde dépeint dans Citizen Sleeper est âpre, un futur lointain peu enviable où les grandes entreprises ont un pouvoir démesuré, où la population n’est que de la main-d’œuvre qu’on peut user à l’envie, où ce qui compte c’est de survivre avant tout. Et pourtant, l’espoir demeure. On le ressent au fil des discussions : chacun aspire à mieux, à améliorer le monde. L’esprit communautaire est important pour ces gens qu’on rencontre, c’est le centre névralgique de toutes leurs actions. Ils ne se battent pas pour eux-mêmes, du moins pas seulement. Ils luttent contre un système névrosé jusqu’à la moelle, un système qui utilise tout ce qu’il peut pour engranger toujours plus de bénéfices sans jamais oser regarder l’impact de cette philosophie mortifère.
La critique du capitalisme est centrale dans les deux Citizen Sleeper. Ce n’est bien sûr pas la seule, puisqu’on y aborde le rapport à la technologie, au corps, à la mort, à la culpabilité, aux choix impossibles, au temps, à la liberté. Mais la colonne vertébrale, c’est bien cette notion d’exploitation et de capitalisme destructeur. Le concept même de dormeur, une personne qui a vendu son corps à une corporation et se prive de fait de sa propriété, est aussi glaçant que pertinent pour poser les bonnes questions. Ce deuxième Citizen Sleeper aborde encore plus frontalement ces questions, avec par exemple le cas des mineurs et leurs conditions de travail. Je ne vais pas développer davantage pour ne pas spoiler, mais toute l’histoire liée montre bien à quel point les individus ne sont que de simples rouages dans un système qui n’hésite pas à les broyer… jusqu’à la révolte.
Et tout comme dans le premier, ce cadre désespérant est pourtant teinté de positivité, de joies fugaces, d’aspirations à un monde meilleur et de solidarité. Plus encore cette fois avec l’équipage qui se forme petit à petit. On noue des liens forts avec les personnages qui nous rejoignent, on les découvre petit à petit grâce à d’excellents dialogues pleins de profondeur. Dans cette fuite en avant infinie, on finit par nouer des liens très forts avec nos compagnons de route. Et c’est là que Citizen Sleeper 2 brille le plus : ces moments anodins, ces discussions candides dans un monde qui cherche à broyer toute humanité.
Au point même où certains y verront probablement une certaine naïveté, tant les « gentils » semblent gentils et les « méchants » semblent l’être sans aucune explication. Les rares trahisons que l’on traverse dans le jeu, on les voit venir à des kilomètres, comme si le jeu cherchait à nous préserver, à nous faire nous sentir en sécurité. Et si ça peut sembler trop innocent au premier abord, j’ai trouvé que cette absence de cynisme et cette douceur dans l’écriture très touchantes. Citizen Sleeper 2 ne cherche pas à provoquer des twists pour nous garder engagés. Il veut nous faire réfléchir et nous donner foi en l’humanité et dans le collectif, des choses bien trop rares de nos jours.
C’est un véritable voyage émotionnel que l’on vit, avec ses hauts et ses bas. Toujours intense, toujours prenant, dans ses moments difficiles comme dans ses moments calmes. Cependant, le rythme est parfois inégal. Notamment vers les 3/4 du jeu, on a beaucoup d’allers-retours et tout ce que ça implique de gestion de carburant, qui deviennent des sortes de ventres mous. Ils ne durent jamais longtemps et ne sont pas dérangeants outre mesure, mais l’expérience aurait pu être légèrement plus resserrée pour conserver le momentum fascinant des premières heures. C’est un peu comme les personnages : si on les découvre tous au fur et à mesure des discussions, le traitement de chacun diffère très largement. Sans être monolithique, l’obsession de Yu-Jin est sa principale caractérisation, et on n’apprend finalement pas grand-chose d’autre à son sujet. Alors que d’autres comme Juni ou Bliss bénéficient d’une profondeur accrue, non seulement de leur personnalité mais aussi de leur rapport au monde. Là encore, rien de dérangeant tant le jeu est riche en rencontres mémorables, mais ce manque d’approfondissement de certains personnages peut donner l’impression d’un certain remplissage dispensable.
Finalement, le plus gros défaut que je trouve au jeu, c’est probablement cet univers opaque dont on ne comprend jamais toutes les ramifications. Ça lui donne un certain charme, car on ne connaît que ce dont on nous parle, ça donne une impression de vasteté qui lui confère du réalisme car le monde ne tourne pas qu’autour de nous, on n’a pas de raison d’avoir toutes les clés pour le déchiffrer. Mais c’est dommage car il m’est arrivé plusieurs fois de mal comprendre une situation à cause de termes qui reviennent après plusieurs heures sans être réexpliqués, et cette interrogation « de quoi on me parle là ? » atténue l’impact de la discussion. Mais ça ne reste qu’une broutille comparée aux indéniables qualités d’écriture.
Et je n’ai pas parlé des musiques d’Amos Roddy, mais que dire si ce n’est que vous devez absolument aller les écouter pour vous rendre compte de l’atmosphère qu’elles créent dans le jeu. Tout simplement l’une des meilleures OST de l’année avec celle de Hades 2, une qui me suivra sans aucun doute dans mes sessions d’écriture pour les prochaines années. Et les dessins de Guillaume Singelin sont eux aussi au niveau du premier, si ce n’est même supérieur. Des tonnes de petits détails, des dessins qui caractérisent immédiatement un personnage avant même qu’il n’ait dit le moindre mot, bref en un mot comme en mille, du travail d’orfèvre.
Citizen Sleeper 2 n’est pas qu’une suite, et encore moins une simple variation sur le premier épisode. C’est une œuvre qui choisit délibérément d’être moins oppressante mais plus humaine, moins centrée sur la survie brute que sur la reconstruction de soi, moins tendue mais plus chaleureuse. Oui, sa tension s’effrite parfois, oui, quelques personnages auraient mérité plus d’épaisseur, et oui, son univers peut devenir trop opaque pour son propre bien. Mais aucun de ces défauts ne parvient à étouffer ce que le jeu réussit pleinement : raconter un monde brisé qui continue malgré tout à croire en l’entraide. Il a troqué la peur pour la solidarité, la fuite pour le voyage, et le cynisme pour une douceur presque désuète et pourtant terriblement nécessaire aujourd’hui.
Au bout de cette errance à travers les stations et les vies que l’on croise, on réalise que Citizen Sleeper 2 ne cherche pas à nous abattre mais à nous relever. C’est un jeu qui nous rappelle que, même au fond du gouffre, il reste des gens pour tendre la main. Et dans le paysage vidéoludique actuel, c’est peut-être la chose la plus précieuse qu’un jeu puisse offrir. Citizen Sleeper 2 est moins oppressant que son prédécesseur, mais plus bouleversant : un jeu qui troque la peur contre l’espoir, la fuite contre le collectif, et qui rappelle que parfois, la science-fiction la plus puissante n’est pas celle qui nous fait trembler, mais celle qui nous fait croire en l’humain.





