
Clair Obscur m’a littéralement coupé dans mon élan. J’étais à fond sur ma vidéo The Witcher — et puis il est arrivé. J’ai lancé Expedition 33 parce que depuis son annonce, j’ai senti qu’il y avait un truc… et je me suis fait happer. Par ses décors, par son ambiance, et surtout par ce sentiment rare qu’un jeu est en train de dire quelque chose, au-delà de son scénario. Ce n’est pas pour rien si Clair Obscur a explosé les scores Metacritic côté joueurs, vendu deux millions d’exemplaires en une semaine, et mis tout le monde d’accord. Clair Obscur a touché beaucoup de monde, moi y compris. En fait, ce jeu me trotte en tête depuis que je l’ai fini. Il y a tant de choses à dire, tant de niveaux de lecture, tant de choses liées à l’art et à la philosophie que j’avais besoin de creuser le sujet. Si vous aussi vous avez fini le jeu avec plus de questions que de réponses, que vous avez senti qu’il se passait un truc sans pouvoir le nommer… installez-vous. On va aller voir ce qu’il y a sous la surface, et c’est passionnant.
Alors pour commencer, d’où est-ce qu’il sort ce jeu ? Tout le monde en parle, même Macron – qui n’en loupe pas une pour faire de la récupération dès qu’il le peut – alors qu’il est probable que beaucoup d’entre vous n’en aient jamais entendu parler auparavant. Ben, c’est ça le truc : en fait, le jeu sort de nulle part. C’est le premier jeu de la trentaine de développeurs qui composent Sandfall Interactive, et c’est sans doute pour ça qu’on en entend parler partout, même dans les grands médias généralistes : parce qu’une si petite équipe qui réussit une telle prouesse, ça secoue l’industrie. J’veux dire, ils sont moins nombreux que l’équipe qui s’occupe des microtransactions dans Call of Duty. Et cerise sur le gâteau, la plupart des membres de l’équipe étaient débutants quand ils se sont lancés dans cette aventure.
Guillaume Broche, l’un des cofondateurs, bossait chez Ubisoft. Et quand on voit Clair Obscur, on se dit qu’il devait forcément être un développeur talentueux… Mais non, lui, il s’occupait de la production. Il a d’abord bossé sur Ghost Recon Breakpoint, puis The Division 2, et à partir de 2019, il bosse chez Ubisoft Shanghai sur la narration de… Might & Magic, un jeu mobile développé par Ubisoft. Non, moi non plus je ne savais pas que ça existait, et je ne m’en portais pas plus mal, pour être honnête. Mais oui, il bossait là-dessus, et autant dire qu’il ne s’éclate pas des masses à créer une histoire pour un gacha qui réfléchit plus à une manière efficace de soutirer de l’argent aux joueurs qu’à être un bon jeu. Bref, il s’ennuie, et il a l’impression que son taf n’a aucun impact. Et surtout, il est frustré de ne pas comprendre de quoi parlent les développeurs de l’équipe. Alors, sur son temps libre, il décide de se plonger un peu dans le développement. Un soir après le boulot, il installe Unreal Engine, et là, c’est la révélation. Il devient complètement addict, au point même où c’est devenu un peu toxique selon ses propres mots. Ouais, il se passionne pour le moteur et y passe 8 h par nuit après ses journées de boulot. Le mec oublie carrément de dormir.
Donc il bidouille, il prend ses marques, et il crée un petit projet qui s’appelle Sandfall, et pour l’anecdote, il l’a appelé comme ça parce qu’il savait qu’il voulait raconter une histoire en lien avec le temps, et lorsqu’il a commencé le projet le premier soir, il fallait bien lui donner un nom… Voilà comment est né le nom du futur studio qu’il cofondera par la suite. En attendant, il se dit que ce Sandfall est juste un projet passion à côté de son taf qui ne donnera jamais rien. Et en fait…
Ben en fait, à force de bosser dessus, ce projet prend de l’ampleur. Mais Guillaume sait que même s’il le présentait à ses supérieurs, il ne serait jamais validé. Par contre, attention à ne pas tomber non plus dans l’attaque gratuite envers Ubisoft : dans une autre interview, Guillaume explique aussi qu’il est content d’y avoir travaillé parce que son école de commerce ne l’emmenait pas du tout vers le jeu vidéo à la base, et c’est grâce à Ubisoft qu’il a fait ses premiers pas dans l’industrie et qu’il a compris à ce moment-là que c’est ce qu’il voulait faire dans la vie. Si le succès de son jeu prend un peu une tournure anti-triple A chez les joueurs, ce n’était pas du tout son intention à la base.
Mais bon, pour présenter son projet à ses supérieurs, effectivement, c’est mort. Alors il prend une décision drastique : après un an et demi de travail sur son prototype, il prend le risque de tout lâcher pour se lancer à fond dedans. Et un jeu de cette ampleur, c’est compliqué de le faire tout seul. Alors Guillaume demande à son pote Tom Guillermain de le rejoindre dans l’aventure. Ils se sont tous les deux rencontrés chez Ubisoft en Suède alors qu’ils bossaient sur The Division 2. Et au passage j’en profite pour rompre le cou à une idée répandue mais qui est fausse : en réalité, parmi la trentaine de gens qui ont réalisé le jeu, seulement quatre sont des anciens d’Ubisoft, et non pas la majorité comme on peut le lire ici et là. Le troisième et dernier cofondateur, François Meurisse, un pote de Guillaume rencontré à la fac, arrivera plus tard et deviendra producteur ; en gros, il va s’occuper de la gestion du studio.
Mais là on est déjà dans le futur. Parce qu’au moment où Guillaume quitte Ubisoft, son jeu ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît. Le projet s’appelle à l’époque We Lost, et la ville qu’on voit très rapidement s’appelle Victoria, qui baigne dans une ambiance steampunk. On voit aussi de la science-fiction à un moment, bref c’est très éloigné de l’esthétique Belle Époque surréaliste. Ça s’explique tout simplement par le fait qu’à l’époque, Guillaume et Tom font avec les moyens du bord : ils chopent des assets sur Unreal Engine, et… le plus simple à trouver, c’est des éléments steampunk, donc voilà. La direction artistique telle qu’on la connaît aujourd’hui va voir le jour avec l’arrivée de Nicolas Maxson-Francombe. Avant de rejoindre Sandfall, il bossait comme illustrateur pour différents spectacles. Forcément, avec le covid, tout s’est mis à l’arrêt, et Nicolas s’est retrouvé avec beaucoup de temps libre devant lui. Lorsque Guillaume tombe sur son portfolio (ArtStation), il tombe amoureux de son travail et lui envoie direct un message. Maintenant qu’ils ont dans l’équipe un créateur et des visuels soignés, le but n’est plus de faire avec les moyens du bord, mais bien d’appuyer une vision artistique originale.
Mais bon, on n’en est pas encore là. Nous on est toujours entre 2019 et 2020, Guillaume et Tom sont encore seuls sur le projet. Et justement, pour qu’il puisse dépasser le stade de prototype, il faut des bras et des cerveaux en plus, et si possible talentueux. Alors les deux compères se lancent dans le recrutement, et à partir de là, ça va être une suite d’heureux hasards. Franchement, l’histoire avec Lorien est assez folle. À la base, le gars s’est mis en autodidacte à la guitare à 16 ans, avant de faire une école de musique pendant 3 ans. En sortant, il devient prof de guitare et ainsi de suite, mais surtout, il s’est mis en place une routine assez intéressante, et c’est grâce à cette routine que s’est produite l’heureuse rencontre.
Et ça tombe bien pour Lorien parce que lui, il rêve justement de composer pour un jeu vidéo. Donc il se met au travail, en se basant sur le scénario et les concepts arts qui existent. Il va carrément inventer un langage, un mix entre du latin et du français, et qu’on peut selon lui décoder grâce à des éléments du jeu ! Par contre, le fait qu’il intègre l’équipe si tôt dans le développement, ce n’est pas anodin : en général, la musique est souvent la dernière roue du carrosse dans la création vidéoludique. Cette fois, elle a été présente très tôt puisque Lorien est l’un des premiers à avoir rejoint l’équipe, et ça change selon moi beaucoup de choses. Et c’est sans doute un mélange entre le talent de Lorien et l’intégration de la musique si tôt dans le processus qu’on a cette merveilleuse bande-son. Le premier motif a été créé, c’est celui qu’on entend dans Lettre à Maelle, et le thème de Lumière est arrivé assez vite aussi, puisque la ville n’était même pas Lumière mais Victoria, la bidouille steampunk du proto. Et pour l’anecdote, la dernière musique à avoir été composée, c’est We Lost, ce qui fait une belle boucle puisque c’était le nom du prototype.
Alors, la musique n’est pas spécialement pensée pour être entièrement interactive, parce que dans le JRPG, on est plutôt sur des motifs et des thèmes récurrents qui vont avoir leurs variations, mais il y a quand même un travail assez intéressant qui a été fait. Par exemple, quand un combat se lance, la musique est souvent pêchue, pour donner un peu le ton. Au fur et à mesure, elle va diminuer pour ne pas épuiser auditivement le joueur, elle va devenir plus calme, puis elle va remonter en puissance lorsque les ennemis descendent en dessous d’un certain seuil de PV.
Bien sûr, il y a aussi la sublime voix d’Alice Duport-Percier, qui, encore une fois, part d’un message envoyé tel une bouteille à la mer, et ça a marché ! Résultat, et aussi grâce à l’Orchestre Curieux qui a interprété une partie des morceaux, on a 8 h de bande-son exceptionnelles, qui sont un énorme succès puisqu’elles ont été écoutées plus de 33 millions de fois sur les plateformes de streaming ! Et c’est encore plus fou de se dire que c’est le premier projet de Lorien Testard !
Et côté son, ce n’est pas tout, parce que le casting est vraiment 5 étoiles. En version anglaise, on retrouve Ben Starr dans le rôle de Verso, qu’on a déjà entendu dans Final Fantasy XVI, Jennifer English dans le rôle de Maelle qu’on a déjà entendue dans Elden Ring et surtout Baldur’s Gate 3, Kirsty Rider dans le rôle de Lune qu’on a vue dans la série Sandman et entendue dans Sifu, Shala Nyx dans le rôle de Sciel qu’on a déjà entendue dans le DLC de Cyberpunk, et ainsi de suite. Et surtout, on a deux stars : Charlie Cox dans le rôle de Gustave et la légende Andy Serkis, connu pour ses rôles de Gollum et César mais qui en a fait des dizaines d’autres.
Pour la VF, on a aussi un excellent casting : la célèbre Adeline Chetail qu’on a déjà entendue dans 3 milliards de rôles dont Ellie dans The Last of Us, Jinx dans Arcane et Zelda dans Zelda, joue Maelle. Alexandre Gillet, qu’on connaît notamment pour Frodon — ce qui est assez drôle vu qu’il y a aussi Andy Serkis dans le casting anglais — joue Gustave. Céline Melloul, qui joue Aerith dans FF7 Remake et Nico Robin dans One Piece, joue Lune. Féodor Atkine, qu’on a entendu aussi dans des milliers de rôles dont Emhyr dans The Witcher 3, joue Renoir, et ainsi de suite. Bref, là encore, un casting de haute volée qui rend l’aventure aussi chouette en français qu’en anglais.
Et surtout, anecdote intéressante, les conditions de travail des acteurs ont été assez différentes de d’habitude. De plus en plus maintenant, les acteurs ont le moins de contexte possible. Adeline Chetail explique par exemple que ça lui arrive de doubler des scènes sans savoir où se trouve le personnage, ni à qui elle parle, bref elle est dans le flou total. J’imagine que l’objectif derrière cette façon de faire est d’empêcher tout potentiel leak. J’ai l’impression que depuis quelques années, la peur du leak est vraiment devenue un moteur concernant certains choix un peu douteux, dont celui de laisser les acteurs dans le flou complet. Mais là, pour Clair Obscur, ça s’est passé très différemment.
Concernant le gameplay, le jeu est plutôt transparent. En fait, l’idée de base de ce tour par tour ultra dynamique vient de Guillaume. Le gameplay tel qu’on le joue dans la version finale était peu ou prou la même chose depuis le début, en moins polissé probablement. En gros, Guillaume est un immense fan de JRPG, au point même où il dit n’avoir quasiment joué qu’à ça et très peu aux jeux occidentaux. Et à côté, c’est aussi un gros fan des jeux de From Software. C’est justement de là que lui vient l’idée de cette parade si importante dans le jeu. Mais pas que, on sent l’influence des Souls dans tous les aspects du jeu : le level design, l’absence de carte, l’importance de l’apprentissage des patterns, la mise en scène des boss avec parfois des références directes, bref ça respirerait presque le Souls-like.
Parce que oui, si on s’arrêtait juste à la parade et l’esquive, ça serait un peu réducteur. Surtout que des JRPG au tour par tour dynamique, ça existe depuis belle lurette. Mario RPG, Mother 3, The Legend of Dragoon, Sea of Stars, Lost Odyssey, même le virage des Yakuza au tour par tour implémente quelques éléments dynamiques. Ceci dit, il existe malgré tout une grosse différence entre ces jeux et Clair Obscur : ici, les interactions sont au cœur du gameplay. Si on n’esquive pas ou qu’on ne pare pas, le jeu devient infaisable même en facile. Et inversement, on peut faire le jeu entier sans se faire toucher une seule fois, il n’y a d’ailleurs aucun doute que des speedruns no hit vont arriver très rapidement, si ce n’est pas déjà le cas !
Mais reste une question en suspens : comment ça peut être tenable financièrement ? Parce que là on parle certes d’un projet fait seulement par une trentaine de personnes, mais faut bien manger ! Ben en fait, ça a été assez progressif : Guillaume Broche commence le projet seul en 2019. Il est rejoint par le futur directeur technique Tom Guillermain, et ils bossent à deux dessus pendant quelque temps. Ensuite, ils recrutent le core team et sont 6, c’est là qu’ils montent la boîte en octobre 2020. Ils sont financés par des proches et des investisseurs privés pendant environ un an, le temps de faire une vertical slice, en gros une sorte de niveau jouable qui sert un peu de démo à présenter aux éditeurs. Ils se rendent à la GDC et concluent un deal avec Kepler Interactive. Et à partir de là, ils feront grossir l’équipe jusqu’à atteindre la trentaine de personnes, et voilà on en arrive à aujourd’hui et la sortie du jeu.
Le deal avec Kepler est assez important parce qu’il a ouvert pas mal de portes tout en laissant la liberté créative au studio de faire ce qu’ils voulaient. En fait, quand les devs sont allés à la GDC, la vertical slice qu’ils ont présentée aux éditeurs a plu à pas mal de monde et ils ont donc eu plusieurs offres, même de la part de gros développeurs. Mais ils ont choisi Kepler, sans doute parce que c’est un peu le même esprit que Devolver, mais cette fois pour les double A plutôt que les indés. Kepler, c’est un groupe de studios qui ont décidé de s’unir pour servir d’éditeur à d’autres studios de petite taille. C’est grâce à eux qu’on a eu Sifu, Pacific Drive, Tchia, Scorn, bref vous voyez un peu le genre. Et donc, Clair Obscur.
En bossant avec Kepler, ils n’ont pas eu qu’un financement : ils ont par exemple eu accès à des contacts qui leur ont permis d’engager Charlie Cox et Andy Serkis. Ils ont aussi pu déléguer la QA à une boîte polonaise, élément très important dans un jeu vidéo : en gros, les testeurs QA sont ceux qui s’occupent de vérifier la présence de bugs, et passent leur journée à essayer de casser le jeu. Par exemple, pour Cyberpunk, la QA avait été laissée à un prestataire externe, et c’est en partie ce qui explique la catastrophe. Et d’ailleurs, j’aimerais revenir deux secondes là-dessus, parce que là encore on entend beaucoup de choses sur Clair Obscur. Ils n’ont évidemment pas été que 32 personnes à bosser sur le jeu : il y a aussi la QA comme on vient de le voir, les musiciens pour la musique, des équipes de traduction, les studios de doublage et leurs équipes pour l’enregistrement des voix, et les animations en jeu ont été faites par une boîte coréenne. Mais contrairement à ce qu’on a pu entendre, en réalité ils sont que 8 : on est très éloigné d’un cas de sous-traitance massive.
Bref, ça me paraissait important de le préciser, parce que Clair Obscur est effectivement un tour de force. Pas mal de gens ont bossé sur le projet, mais le cœur de l’aspect créatif vient bien d’un groupe d’une trentaine de personnes composé majoritairement de juniors. Il y a un narratif qui s’est installé c’est vrai, mais il me semble très proche de la réalité. Ceux qui ont fait les visuels, le gameplay, l’interface, écrit le scénario, composé les musiques, c’est bien cette petite équipe.
Concernant la relation avec Kepler, à l’inverse des gros éditeurs qui viennent mettre leur nez dans la partie créative, ici Sandfall a eu la liberté de faire ce qu’ils voulaient. C’est ça l’avantage d’avoir des devs à la tête d’un éditeur : ils comprennent ceux avec qui ils bossent. Par exemple, quand Guillaume Broche est allé les voir pour leur dire qu’ils ne pourraient pas sortir Clair Obscur à la date prévue, il leur a exposé clairement les possibilités : soit le jeu sort dans un état pas dingue, soit les devs crunchent, soit ils repoussent de six mois, et pour lui cette solution était la meilleure. Kepler a accepté immédiatement sans chercher à négocier, ce qui a permis aux devs d’éviter de subir un crunch trop important. Il y en a eu un peu pour certains membres de l’équipe, mais on est loin du crunch généralisé qu’on constate dans les grosses boîtes comme Rockstar ou Naughty Dog.
Et l’autre question qu’on se pose tous, c’est de savoir comment une si petite équipe peut proposer un jeu comme ça. Surtout qu’en plus d’être une petite, c’est aussi une équipe majoritairement composée de juniors. Alors, comment ? Selon moi, ça tient à deux raisons bien précises : la taille de l’équipe et le scope du jeu.
Dans les grandes équipes, tout doit être ultra structuré, parce qu’on parle de changements qui impactent le travail de centaines d’autres personnes. Forcément, ça demande une organisation très stricte avec des règles à respecter, parfois au point d’en devenir ridicule. À l’inverse, dans une petite équipe, tout va super vite : si une idée est validée par les autres membres de l’équipe, elle peut être implémentée le jour même. Le fait d’être peu nombreux rend tout plus fluide, et c’est en plus très formateur pour les débutants parce qu’on n’a généralement pas qu’une casquette. Les métiers sont moins découpés que dans les grosses boîtes où chacun a un cadre bien délimité. Par contre, ça demande souvent un énorme investissement et beaucoup d’énergie. Et il n’y a pas une situation meilleure que l’autre entre grosse et petite entreprise, elles sont simplement différentes avec des avantages et des inconvénients dans les deux cas.
Mais pour Sandfall, ça a l’air d’avoir été une force. Quand Unreal Engine 5 est sorti en avril 2022, ben l’équipe a fait la mise à jour tout de suite. Il a ensuite fallu se former aux nouveaux outils, ce qui prend du temps bien sûr, mais au final ça a permis ce rendu magnifique qui semble presque égaler certains triple A. En restant à jour sur les outils, je pense vraiment que ça a permis à l’équipe de bosser sur un projet intéressant pour eux parce qu’ils devaient constamment apprendre de nouvelles choses, avec en plus un résultat qui devenait toujours plus beau. Et comme je disais, être multi casquette ça demande beaucoup d’engagements, mais ça permet justement aux juniors d’évoluer très vite. Et ça on le voit bien dans le générique : par exemple, la co-scénariste a aussi bossé sur la localisation, ce qui aurait été géré par deux personnes différentes dans une grosse boite.
Et ça m’amène à la deuxième raison, qui est pour moi la plus importante : dès le départ, les limites du jeu ont été posées. Un des pièges quand on crée un jeu, c’est qu’on en veut toujours plus : on part d’une idée simple, puis en itérant dessus on en rajoute une secondaire, puis une autre, et ainsi de suite, et on se retrouve avec un jeu avec des milliers de mécaniques, qu’il faut harmoniser, équilibrer, bref on tombe vite dans un puits sans fond. Pour Clair Obscur, le concept a été posé par Guillaume au départ et n’a plus bougé ensuite : un JRPG en tour par tour avec un système d’esquive et de parade, point final. Du début à la fin, c’est ce qui est resté au cœur du game design. Et pareil pour le monde : choisir de ne pas faire un monde ouvert moderne, c’est ne pas avoir à se poser de questions sur le pacing, ça rend le level design plus simple à construire, et ainsi de suite. L’histoire ne dure pas 150h avec des ventres mous gigantesques, y a du contenu secondaire mais pas 3 tonnes non plus, bref vous avez l’idée : le contenant et le contenu ont été pensés dès le départ dans des limites acceptables pour une petite équipe. Parce que si Sandfall avait voulu faire un Persona 5 mélangé à un Elden Ring, ils se seraient forcément cassé les dents dessus. Quand les piliers centraux d’un jeu sont visibles comme le nez au milieu de la figure, c’est justement que le scope a été bien défini.
Et voilà, je pense qu’on a fait un bon tour de l’histoire de Sandfall et Clair Obscur. Bon évidemment, ces coulisses ne sont pas exhaustives, je me base juste sur les quelques heures d’interviews que j’ai écoutées et lues, mais vous avez maintenant l’idée générale. Clair Obscur, c’est le succès d’une petite équipe sortie de nulle part. C’est la preuve qu’avec de la passion et de la créativité, on peut bousculer ne serait-ce qu’un peu des normes répétées ad nauseam sans réfléchir à leur intérêt. C’est la preuve que prendre des risques, ça vaudra toujours mieux qu’un jeu fourre-tout sans âme.
Alors, quelle est la suite pour Sandfall Interactive ? Ben déjà, prendre une pause bien méritée. Ils ne savent pas encore s’il y aura un DLC ou une suite, mais vu le succès du jeu et les possibilités d’extension de l’univers, nul doute qu’on en entendra parler à nouveau dans les années à venir. Y a aussi un projet de film qui serait en cours de négociation, bref comme le dit Guillaume Broche, ça a ouvert beaucoup de portes.
Mais Clair Obscur, c’est plus que ça. C’est aussi un jeu qui se démarque par ses références, son ambiance, ses visuels, sa musique, bref, sa façon de parler d’art et de le montrer. L’analyse que je vous propose n’est pas exhaustive, mais je pense qu’elle sert déjà de bonne base pour avoir quelques clés de compréhension en plus. Et, je l’espère en tout cas, avoir une autre vision de Clair Obscur.
Clairement, les visuels d’Expedition 33 sont assez uniques dans le jeu vidéo, ou en tout cas, on ne voit pas ce genre de décors tous les jours. C’est un jeu très riche, dans le sens où on sent les multiples inspirations de courants artistiques. Ben déjà, rien que le nom donne le ton. Clair Obscur fait référence à une technique qui joue sur les contrastes forts entre lumières et ombres pour créer une atmosphère dramatique, donner du relief aux formes, et attirer l’attention sur certains éléments du tableau.
Parmi ses représentants les plus célèbres, on peut notamment citer le peintre italien de la fin du XVIe siècle Le Caravage, qui lui est parti tellement loin dans le délire qu’il est même à l’origine du ténébrisme, une forme radicale du clair-obscur. Et justement, Le Caravage utilise le clair-obscur pour rendre ses œuvres plus intenses : le contraste entre ombres et lumières sert à souligner quelque chose, à attirer le regard, et surtout à créer une opposition nette et brutale entre deux mondes : le sacré et le profane, la grâce et la violence, la vie et la mort. Elle renforce la dramaturgie et appuie l’aspect divin de la scène. Dans Le Martyre de saint Matthieu, le clair-obscur appuie la violence de l’instant, en plus de centrer notre regard sur l’assassin et la victime. Et dans La Vocation de saint Matthieu, on sent bien la dramaturgie de la scène, et ce côté mystique, cette sorte de révélation divine, est appuyé par la lumière qui traverse la pièce.
Mais on peut aussi l’utiliser de manière plus douce, et c’est justement ce que fait Rembrandt, peintre néerlandais du XVIIe siècle. Lui aussi est un maître du clair-obscur, mais il s’en sert pour exprimer l’intériorité, le doute, l’émotion silencieuse, plutôt que pour produire un choc. L’utilisation du clair-obscur renforce l’émotion mais avec douceur, c’est beaucoup moins brutal que l’utilisation qu’en fait Caravage. Et quand je parlais d’exprimer des émotions, on le voit bien dans Autoportrait au béret et au manteau noir : le clair-obscur sert à souligner les traits fatigués, les rides, le regard mélancolique. Il ne montre pas une scène, mais un état d’âme.
Enfin voilà, ce ne sont que deux exemples parmi d’autres, mais ça montre bien à quel point le clair-obscur peut avoir des effets très différents selon les artistes, les styles ou les époques. Et ce n’est pas limité à la peinture. C’est une technique fondamentale du cinéma noir : dans les films des années 40–50, le clair-obscur sert à exprimer la paranoïa, la manipulation, ou la perte de repères moraux. Les personnages sont souvent à moitié plongés dans l’ombre, les décors sont traversés par des ombres dures et la lumière ne révèle plus, elle désoriente. Dans le jeu vidéo, c’est un peu plus rare mais on a quelques exemples, notamment Limbo et Inside, où la lumière ne sert pas seulement à éclairer, mais aussi à renforcer l’oppression, le doute, l’ambiguïté morale des décors et des personnages.
Dans Expedition 33, ce n’est pas seulement une référence mise dans le titre, c’est carrément le cœur du jeu. Visuellement, on le voit dès la cinématique d’introduction, qui met en valeur les personnages et le monolithe, tandis que le reste est laissé dans l’ombre. Le but est bien sûr de mettre en avant les émotions des personnages, de centrer tout le propos sur eux. Cette scène utilise aussi très bien la lumière pour instaurer la tension : on ne voit pas la menace qui est cachée dans l’ombre, on l’entend arriver. Toute la tension est mise en place grâce à ce jeu d’ombre et de lumière.
Et tout au long de l’aventure, Expedition 33 joue avec ce contraste pour mettre en lumière un élément précis, ou au contraire en cacher un autre. Cette opposition visuelle reflète aussi les thèmes du jeu. La vérité et le mensonge, l’espoir et le désespoir, l’humanisme et l’égoïsme : le clair-obscur peut servir de prisme de lecture pour chaque thématique abordée dans le jeu. Et plus pragmatiquement, il y a tout simplement la ville de Lumière, qui s’oppose au Continent plongé dans une sorte de sphère sombre. Mais la ville de Lumière elle-même est bâtie sur cette dualité : depuis la fracture, c’est une ville chatoyante et pourtant mélancolique. On sent le poids des événements passés, de la fatalité du monolithe qui écrase les gens, et pourtant Lumière continue d’être belle grâce à l’espoir que portent en elles les expéditions.
L’autre parallèle évident à faire avec Lumière, c’est bien sûr Paris, la Ville Lumière. Et s’il est déjà rare de croiser la capitale dans le jeu vidéo, là on en croise carrément une version qu’on n’avait jamais vue à ma connaissance : un Paris de la Belle Époque dans un monde fantastique. La Belle Époque, qui va de 1871 à 1914, est une période de paix, qui, comme son nom l’indique, est marquée par un essor économique, technologique et culturel, notamment à Paris alors considérée comme la capitale de l’avant-garde occidentale. C’est le Paris qui voit naître le métro, les expositions universelles, la tour Eiffel, les boulevards haussmanniens, le cinéma des frères Lumière, bref un Paris resplendissant. Du moins… en façade seulement, parce que quand on creuse sous le vernis, on se rend compte que ce n’était pas si chouette que ça, et que les gens qui y vivaient seraient sûrement outragés qu’on appelle ça la Belle Époque. Parce que c’est aussi une période avec de fortes tensions sociales à cause d’inégalités criantes : des millions d’ouvriers vivent dans une misère inhumaine, l’affaire Dreyfus illustre l’antisémitisme assumé de la société, et le nationalisme gronde et menace déjà l’Europe. Donc oui, ça pouvait être effectivement sympa, mais uniquement pour une partie très restreinte de la population. Celle qui découvre la mode, les cabarets, l’opéra et autres mondanités, en somme l’élite bourgeoise. En réalité, la Belle Époque est une période à double face, à la fois brillante et fracturée.
Toujours est-il que dans l’imaginaire collectif, le Paris de la Belle Époque représente une ville insouciante et festive, la ville du bon goût et de l’élégance, la ville où tout se passe. En gros, le monde d’avant par excellence, alimenté par ailleurs par une pelletée d’œuvres qui dépeignent un Paris de carte postale. Amélie Poulain, Emily in Paris, ce genre d’œuvres montrent un Paris certes moderne, mais largement idéalisé. Dans le jeu vidéo, on a l’un des DLC de Bioshock Infinite qui nous transporte durant quelques minutes dans un Paris de la Belle Époque, et aussi surprenant que ça puisse paraître, Dishonored aussi en tire quelques inspirations. Mais ouais, c’est quand même très rare en général.
Concernant Clair Obscur, Lumière est une représentation presque littérale du Paris Belle Époque. Les balcons en ferronnerie, les arches décorées, les verrières lumineuses, tout dans la ville de Lumière évoque ce Paris idéalisé. Sauf que les devs de Sandfall ne s’arrêtent pas à son esthétique, ils en reprennent aussi toutes les nuances : Lumière est belle, mais Lumière est brisée. On découvre une tour Eiffel tordue, un arc de triomphe coupé en deux, des ruines flottantes et une tonne d’autres détails. Derrière l’apparente légèreté de la ville se cache une angoisse.
Un autre aspect essentiel de la Belle Époque, c’est l’Art nouveau — et lui aussi, on le retrouve partout dans Expedition 33. L’Art nouveau émerge durant la Belle Époque en Europe et aux États-Unis et cherche à se démarquer des styles dominants historiques en proposant plutôt des motifs inspirés de la nature. Il est pensé comme un art total en intégrant aussi bien de l’architecture que de l’art décoratif et graphique, et son objectif premier est d’embellir la vie quotidienne. En gros, il s’oppose clairement à l’esthétique industrielle et fonctionnelle du XIXe pour partir sur des lignes courbes et asymétriques, des motifs liés à la faune et la flore, et utilise des matériaux modernes tels que le verre ou le fer forgé. À Paris, on en croise tous les jours, puisque les entrées de métro, faites par Hector Guimard, en sont probablement l’exemple le plus emblématique. Plus que ça, il s’est propagé partout dans Paris au début du XXe.
Dans Clair Obscur, c’est assez subtil, mais on le remarque facilement une fois qu’on se penche dessus, notamment dans ce rapport à la nature. Elle semble parfois fusionner avec les constructions humaines, ce qui est quand même au cœur du courant. Enfin subtil, ça dépend si on parle de ces fameuses lignes courbes ou des inspirations d’artistes. Par exemple, Gustave Klimt est l’un des peintres majeurs de l’Art nouveau, et on retrouve dans le jeu son utilisation des tons dorés, des textures ornementales, des halos de lumière douce. Et c’est encore plus visible si on compare avec les œuvres d’Alfons Mucha, sans doute le représentant le plus célèbre de l’Art nouveau. Là, ça devient carrément transparent.
Si on poursuit un peu la chronologie, après l’Art nouveau est arrivé un courant qui semble vouloir lui tourner le dos : l’Art déco. Là où l’Art nouveau cherche des formes organiques, de la courbe, de la vie, l’Art déco, lui, veut de l’ordre, de la géométrie, du tranchant. Il naît dans les années 20, juste après la Première Guerre mondiale, dans un monde pressé d’oublier la guerre et d’afficher une modernité affirmée. Et ce contexte est important, parce que dans l’Art déco on retrouve cette volonté de renaître, de créer l’esthétique du progrès. Fini les arabesques végétales : place aux motifs stylisés, aux zigzags, aux volumes symétriques avec des matériaux nobles mais froids comme le marbre, le chrome, le verre poli.
Et ça, on le retrouve une fois de plus dans Expedition 33. Quelques décors évoquent l’Art déco, notamment le manoir. Mais là où ça se voit le plus, c’est bien sûr dans les tenues des personnages. Les coupes sont nettes, les motifs sont dorés, et je ne sais pas si ça vous l’a fait à vous aussi, mais moi ça m’a fait penser à Bioshock. Ce mélange entre Art nouveau et Art déco, ce n’est pas qu’un détail, ça raconte déjà quelque chose : Clair Obscur, c’est un jeu où plusieurs esthétiques cohabitent. Et ce, même si elles sont censées être opposées : Clair Obscur réussit à trouver un équilibre et à les mélanger harmonieusement.
Mais certains courants traversent Clair Obscur de part en part, imprègnent tellement son univers qu’ils en font intégralement partie, et c’est notamment le cas de l’impressionnisme.
À la fin du 19e siècle, un groupe de peintres décide de faire un truc un peu fou : peindre non pas ce qu’ils voient, mais ce qu’ils ressentent. Le but de l’impressionnisme, c’est de se détacher de la peinture académique. Plutôt que de représenter un événement historique ou religieux, l’impressionnisme, lui, veut simplement capturer un instant. Un reflet sur l’eau. Une lumière qui traverse les feuillages. Un souffle de vent dans une robe d’été. C’est une peinture de la sensation, pas de la narration. Et surtout, tout est dicté par la lumière. Ce n’est plus le sujet qui importe, mais la manière dont la lumière le transforme. C’est pour ça qu’un même motif peut être décliné en 15 tableaux chez Monet : parce qu’il ne peignait pas une cathédrale, mais la lumière qui passe sur elle à 10h du matin, à 14h, sous la pluie, dans le brouillard, à l’automne…
Et si Monet en est sans doute le représentant le plus célèbre, citons quand même Auguste Renoir, artiste qui a peint la bagatelle de plus de 4000 tableaux. Et, quand on en regarde certains, on note toute l’ironie du personnage dans le jeu qui porte son nom : le peintre Renoir était souvent considéré comme le peintre de la joie de vivre, et sa lumière traduit ça, là où dans le jeu, il est très souvent enveloppé d’ombre, triste et menaçant.
Dès les premières minutes de Clair Obscur, le travail de la lumière et des couleurs évoque l’impressionnisme. Le soleil couchant, le ciel aux teintes pourpres, la lumière toute douce rappelle certains tableaux de Camille Pissarro et d’autres de Renoir. La lumière chaude et déclinante exprime autant la beauté de l’instant que la mélancolie de la fin d’une époque, et ça tombe pile poil dans ce que cherchaient les impressionnistes dans leurs couchers de soleil ou leurs crépuscules flous. Si Clair Obscur ne copie pas les impressionnistes, il partage malgré tout avec eux cette envie rare : celle de fixer un instant fragile, et de le transformer en émotion pure.
Mais il y a un autre courant artistique qui plane sur Clair Obscur — et peut-être même plus profondément que les autres. C’est le symbolisme. Là où l’impressionnisme cherche à capturer la lumière de l’instant, le symbolisme, lui, cherche à représenter l’invisible. Ce qu’on ne voit pas. Ce qu’on ressent sans pouvoir le nommer. C’est un art de la suggestion, pas de la démonstration. Il est né à la fin du 19e, dans un monde fasciné par le progrès et l’industrialisation. Mais pendant que certains voyaient l’avenir dans les machines, d’autres, comme les symbolistes, préféraient se tourner vers les rêves, les mythes, l’invisible. Ça prend forcément des formes très diverses, mais on retrouve quelques thèmes constants : le pessimisme, le rêve et l’ésotérisme baignant dans une atmosphère de mélancolie diffuse. En gros, le symbolisme s’appuie sur… des symboles, comme son nom l’indique : des anges, des chimères, des femmes fatales ou des muses mortifères, souvent avec des sens cachés.
Et Clair Obscur fait exactement ça, au point même où on pourrait le considérer comme une grande allégorie symboliste. Rien que la base du jeu, à savoir une artiste divine dont l’acte de création tue les mortels, évoque l’idée de l’art comme pouvoir surnaturel, une idée chère aux symbolistes qui voyaient l’Art avec un grand A comme un absolu aux conséquences parfois terribles. Son apparence la rapproche de ces représentations de créatures féminines à la fois sublimes et monstrueuses qu’on retrouve souvent dans le symbolisme, par exemple dans les toiles de Gustave Moreau, où des femmes mi-déesses mi-créatures hantent des palais irréels. Le fait que les gens gommés disparaissent dans un déluge de pétales de fleurs n’est pas anodin non plus. La fleur est un symbole classique de la fragilité de la vie et de la beauté éphémère, et dans Clair Obscur, cette image atteint une forme d’absolu. Les pétales ne sont pas là pour adoucir la mort, mais pour lui donner une forme visible, une liturgie muette. Ils transforment l’effacement en poésie, comme une dernière manifestation sensible de l’âme qui se retire. C’est une esthétique symboliste par excellence, où le visible exprime l’indicible.
Même sans regarder dans le détail et en prenant une vue d’ensemble, Clair Obscur possède cette même obsession pour les images à double sens. Ces paysages qui ressemblent à des rêves, ces personnages dont le nom même est porteur de sens, cette manière de donner à chaque décor une charge émotionnelle ou spirituelle. Le monde d’Expedition 33 n’est pas seulement brisé — il est hanté. Par des souvenirs, par des regrets, par des symboles qu’on n’arrive pas toujours à décoder, mais qu’on sent puissants. L’exemple le plus évident, c’est encore une fois le Monolithe : figure totémique, mystique, presque religieuse, qui rappelle Le Bouddha de Odilon Redon ou L’Île des morts d’Arnold Böcklin. Mais on pourrait dire la même chose de certaines zones, qui évoquent les visions étranges de Gustave Moreau. Et au-delà des références, ce que le jeu fait très bien, c’est cette capacité à ne pas tout dire, à laisser du flou, à faire ressentir qu’il y a quelque chose de plus grand derrière ce qu’on voit, sans forcément nous l’expliquer. Et c’est exactement ça, le symbolisme.
Mais bien sûr, je ne pouvais pas terminer ce deuxième acte sans parler du surréalisme, car c’est sans doute le mouvement artistique qui traverse Expedition 33 de la manière la plus directe, la plus brute, la plus viscérale.
Dans les années 1920, dans le sillage du traumatisme de la Première Guerre mondiale, le surréalisme se veut une révolte contre la raison. Contre les logiques froides, les explications rationnelles, les conventions sociales. Ce que les surréalistes cherchent à faire, c’est donner forme à l’inconscient. Montrer ce qui se cache sous la surface. Les rêves, les peurs, les pulsions, les hallucinations, les fantasmes. En gros, tout ce que la société tente d’enterrer, eux veulent le sortir, le mettre en pleine lumière. Le surréalisme peint des scènes où les lois de la physique et de la raison sont bousculées : montres molles fondant au soleil dans La Persistance de la mémoire de Dalí, objets flottant dans les airs comme dans Le Château des Pyrénées de Magritte, juxtapositions improbables comme ce train sortant d’une cheminée dans une salle à manger dans La Durée poignardée, toujours de Magritte. C’est un art de l’onirisme, qui cherche à représenter visuellement ce que l’esprit produit en rêve, sans censure ni contrainte. Le résultat est souvent étrange, poétique, voire dérangeant, et toujours surprenant.
Et là, la comparaison avec Clair Obscur est évidente. Peu importe où on regarde, on trouve du surréalisme. Dans le ciel, dans un décor, dans le design d’un monstre, dans les lois physiques du monde qui permettent de faire apparaître des armes par magie. Des niveaux entiers sont des odes au surréalisme, comme celui où des visages sont incrustés dans les murs ou celui qui se déroule dans un environnement sous-marin où l’on peut marcher et respirer normalement. Mais, attendez, ça vous rappelle rien ? Peut-être que, plus encore que le surréalisme, l’inspiration principale c’est… Bob l’éponge. Et c’est pas une blague, c’est réellement l’inspiration première de l’équipe. Ils voulaient faire un niveau sous-marin mais c’était très compliqué à gérer niveau gameplay, alors ils ont trouvé une astuce.
Bob l’éponge a le même genre d’idée. Donc, je me suis dit, pourquoi est-ce qu’on n’essaierait pas d’en faire une version réaliste ?* — Nicolas Maxson-Focombe
Mais de manière générale, dans Clair Obscur, on a souvent l’impression d’être dans un rêve lucide, avec des règles étranges et pourtant cohérentes dans leur absurdité. On en retrouve aussi quelques traces dans l’écriture, et ça nous amène justement à notre troisième acte. Tous les courants artistiques que je viens de citer ne servent pas uniquement l’esthétique du jeu, ils sont intégrés à part entière dans le scénario, mais il y a plus que ça, bien plus que ça. C’est le moment de parler de deuil, de quête de sens, d’identité, de révolte… et d’Albert Camus.
Clair Obscur est un mille-feuille. Avec ses multiples niveaux de lecture allant du récit d’aventure littéral à une métahistoire sur le pouvoir de l’art, il parle moins d’une quête héroïque que de la mort, du sens de la vie, de la création artistique et du libre arbitre. Alors oui, on peut facilement se perdre dans ce qui ressemblerait presque à un labyrinthe. Mais on va y aller pas à pas, et vous verrez, vous aurez sans doute encore plus à réfléchir après ce troisième acte. Par contre, c’est aussi votre dernière chance d’éviter les spoilers.
Le postulat de base présente une société en sursis : le Gommage diminue inlassablement l’espérance de vie de l’humanité de façon arbitraire. C’est une allégorie du temps qui passe et de la mort inéluctable, mais d’une manière assez odieuse : imaginez avoir constamment devant vous un compte à rebours qui diminue sans que vous ne puissiez rien y faire. Savoir la date de sa mort et celle de ses proches, l’avoir littéralement sous les yeux tous les jours. Forcément, la société s’est formée autour du monolithe : chaque année, tel un rituel macabre, les gens se rassemblent et font la fête, pour rendre l’inéluctable plus supportable. Et face à ce constat, le jeu pose deux questions qui deviennent les deux piliers de la première moitié du jeu : comment vivre avec une échéance fixe ? Faut-il se résigner ou se révolter contre un destin injuste ?
Pour apporter des éléments de réponse, Clair Obscur s’appuie sur deux courants philosophiques majeurs. Le premier, c’est l’existentialisme, tel que formulé par Jean-Paul Sartre, qui dit que la vie n’a pas de sens prédéfini, et que chaque individu doit créer le sien à travers ses choix et ses actions. Mais cette liberté n’est pas une promesse : c’est un vertige. Sartre écrit que “l’homme est condamné à être libre”, parce qu’il ne peut échapper à sa responsabilité. Sans Dieu, sans nature humaine définie, sans ordre supérieur, il faut tout inventer soi-même — et porter seul le poids de ce vide. Cette liberté tragique, absolue, peut écraser. Mais elle est aussi, selon Sartre, le seul moyen pour l’être humain d’affirmer sa dignité : en agissant. C’est cette idée que l’on retrouve dans la logique des expéditions. Dans Clair Obscur, il n’y a pas de providence, pas de justice cosmique. Juste des humains confrontés à l’horreur, qui choisissent d’agir malgré tout.
Et pourtant, il serait faux de dire que le jeu épouse pleinement la pensée de Sartre. Ce qu’il met en scène n’est pas tant une liberté solitaire et écrasante que des actes de révolte lucides et solidaires. Certains personnages refusent d’avoir des enfants dans un monde qu’ils jugent trop absurde, d’autres trouvent du sens dans la transmission, dans les liens entre générations. Les expéditions ne se battent pas pour imposer un ordre nouveau, mais pour léguer ce qu’elles peuvent : des journaux, des savoirs, des traces. Ce ne sont pas de simples collectibles, ce sont les incarnations des quêtes de sens des personnages face à l’absurde.
Et là, on bascule dans une autre pensée : celle d’Albert Camus. Car si Sartre croyait que l’homme devait s’inventer un sens dans l’action, Camus, lui, refusait cette reconstruction. Il ne croyait ni au progrès, ni à l’histoire rédemptrice, ni aux causes qui justifieraient tous les moyens. Pour lui, il fallait vivre dans le vide et résister — mais sans jamais trahir cette absurdité. Et c’est là un désaccord éthique fondamental entre Sartre et Camus : Sartre veut que l’homme devienne maître de lui-même, quitte à redessiner les règles du monde. Camus, lui, veut qu’il accepte qu’il ne le sera jamais, et qu’il résiste malgré tout. Sartre croit que l’histoire se construit. Camus croit que le monde se subit, et qu’on y répond par une révolte sobre et sans illusion.
Et c’est là que Clair Obscur se rapproche bien plus de la pensée de Camus que de celle de Sartre. Pour le comprendre en profondeur, il faut maintenant explorer ce que Camus appelle la révolte — cette posture tragique qui refuse de se coucher devant l’absurde, même sans espoir de victoire.
La révolte selon Camus ne passe pas par les armes. Ce n’est ni une insurrection, ni une vengeance. C’est juste un refus, un refus lucide et sans illusion. C’est le moment où l’homme refuse l’absurdité. C’est le moment où il refuse l’injustice. Où il refuse la souffrance comme fatalité. Et pourtant, il sait que ce refus ne changera rien, qu’il n’y a pas de victoire. Et ça, il le dépeint dans Le Mythe de Sisyphe. Celui qui est condamné à pousser éternellement un rocher, mais qui ne se soumet pas. Qui continue, et qui affirme sa dignité dans le simple fait d’agir. Camus conclut Le Mythe de Sisyphe avec cette phrase devenue célèbre :
“Il faut imaginer Sisyphe heureux.”
Dans cette révolte, il n’y a ni espoir, ni consolation. Il n’y a pas de but, pas de salut. Mais il y a un sens vécu, un sens incarné dans l’action elle-même. Résister, non pour gagner, mais pour rester humain. C’est pour ça que Camus parle d’une révolte mesurée. Il refuse les révolutions qui tuent. Il refuse les idéologies qui écrasent. Il veut une révolte solidaire, humble, sans démesure, portée par la conscience que nous sommes tous dans le même bateau — tous condamnés à exister sans réponse, mais capables de nous tenir ensemble.
Et c’est là que Clair Obscur s’aligne avec sa pensée. Parce que c’est exactement ça, le principe des expéditions, et ça rappelle vachement les personnages du livre La Peste, qui continuent d’agir par solidarité humaine face à un fléau absurde. Ce rituel annuel autour du gommage, qui marque aussi le départ de la prochaine expédition, c’est presque un sacerdoce pour le bien commun. « Je me révolte, donc nous sommes. »
Les expéditions n’attendent aucun salut, mais elles avancent. Elles savent qu’elles ne vaincront peut-être pas la Peintresse, mais elles refusent de se taire. Elles écrivent, elles transmettent, elles résistent. Non pas pour triompher, mais parce que se révolter est une manière d’être. Les personnages, à l’exception des plus idéalistes, ne croient plus à une victoire absolue. Ils savent qu’ils mourront. Ils savent qu’ils n’ont que quelques années à vivre. Mais ils avancent quand même. Ils partent en expédition. Ils écrivent leurs journaux. Ils transmettent ce qu’ils savent. Ils se révoltent. Pas pour briser la fatalité. Mais pour ne pas la laisser les briser eux-mêmes.
Et la fin de Clair Obscur est elle aussi infiniment proche de la pensée de Camus. J’en parlerai plus longuement après, mais le dilemme moral entre Verso et Maelle renvoie au choix posé par Camus entre la vérité douloureuse ou le confort illusoire. Parce que Le Mythe de Sisyphe pose en filigrane la question du suicide philosophique, à savoir se réfugier dans une illusion de sens. Dans Clair Obscur, on est totalement là-dedans : la lucidité tragique ou l’illusion consolatrice. Et le simple fait que le jeu ne tranche pas et laisse le joueur décider, ça montre une approche camusienne : il n’y a pas de réponse facile, chacun doit « imaginer son Sisyphe heureux » à sa manière. On y reviendra plus tard, mais gardons en tête que Sandfall Interactive nous laisse la liberté de choisir, plutôt que de nous imposer une morale.
Si cette posture camusienne est incarnée par des personnages comme Gustave, Lune et Maelle, d’autres choisissent une autre voie pour affronter l’absurde : celle du stoïcisme. C’est notamment le cas de Sciel, qui préfère accepter pleinement son destin, en maîtrisant ce qu’elle peut contrôler et en renonçant à ce qui lui échappe. Ou ce gars-là aussi, Raphael, lui il est stoïcien à fond.
Le stoïcisme prône l’acceptation sereine de ce qui échappe à notre contrôle comme le destin ou la mort, combinée à l’effort de vertu dans ce qui dépend de nous, c’est-à-dire nos actions. Et ça, même si ce n’est pas la façon de penser de la majorité des gens à Lumière, on en retrouve quelques traces. Quand Raphael cite Lucien et nous dit : « On est déjà morts, tu viens seulement de t’en rendre compte », en plus de faire un petit clin d’œil à la VF de Ken le survivant, ça exprime aussi une sorte d’amor fati, l’amour — ou plutôt l’acceptation — du destin inévitable. En fait, pour ces quelques personnes adeptes du stoïcisme, il n’y a pas vraiment de raison de paniquer. Il vaut mieux vivre avec l’échéance connue de la mort en cherchant la sérénité dans le temps qu’il leur reste. C’est Raphael, encore lui, qui nous dit cash que pour lui, ça libère l’esprit des futilités, ça permet de se concentrer sur l’essentiel. Ca rappelle les conseils de philosophes comme Épictète ou Marc Aurèle, qui invitaient à méditer chaque jour sur la mort pour mieux hiérarchiser ses valeurs.
Puis arrive la fin de l’acte 2, et là, tout ce qu’on croyait savoir vole en éclats. Ce monde est une peinture, ceux qui y vivent ont été créés de toutes pièces. À partir de là, le jeu balaye les concepts qu’on vient d’évoquer pour se concentrer sur deux principaux. Enfin, Camus lui, il ne bouge pas, il est partout. Rien que la structure du jeu fait écho à l’auteur : sa philosophie s’articule autour de trois cycles majeurs : « l’absurde », « la révolte » et « l’amour ». L’absurde, c’est la situation initiale, la révolte c’est l’acte 1 et l’acte 2, et l’amour l’acte 3. Mais mettons ça de côté pour se concentrer sur le romantisme.
Alicia/Maelle est le cœur romantique de Clair Obscur. C’est une jeune femme poussée par un amour infini pour son frère et un désir éperdu de reconstruire un monde idéal où leur souffrance n’existe pas. Dans le monde réel, c’est une fille brisée physiquement et moralement par la mort de Verso. Alors elle entre dans la toile, devient Maelle, et se rebelle contre la réalité elle-même, prête à défier la mort par la création artistique. Cette démarche constitue l’essence même du romantisme : préférer la beauté d’un rêve à la laideur du réel. Parce que les romantiques rejettent le monde trop rationnel, trop mécanique, où tout serait censé s’expliquer. Ils préfèrent ressentir plutôt que comprendre. Ce qui compte, c’est l’intensité : aimer trop fort, souffrir trop profondément, rêver trop grand. Chez les romantiques, l’amour ne sauve pas. Il consume. Mais il rend la vie supportable, même dans un monde qui s’effondre. Le romantique est en quête d’absolu dans un monde qui ne lui en donne plus. C’est un cri contre la résignation, et parfois, une volonté de défier les limites — quitte à s’y brûler.
Maelle représente la figure prométhéenne du jeu, celui qui a volé le feu divin pour le donner aux hommes. Dans le romantisme, c’est devenu l’archétype de celui qui s’affranchit des règles. Et Maelle n’hésite pas à usurper un pouvoir divin, celui de ressusciter les morts par amour et par refus obstiné de la perte. Sauf que le prix à payer est terrible, et c’est là l’illustration parfaite du romantisme noir : la beauté tragique d’un idéal qui se heurte aux lois de la nature. Comme les grands romantiques, elle est consumée par son désir.
Même si elle en est l’exemple le plus parlant, Maelle n’est pas la seule à représenter le romantisme : ses parents, Renoir et Aline, en sont aussi de bons exemples. Renoir possède une passion paternelle aussi créatrice que dévastatrice : s’il aide au départ à créer ce monde, il n’hésite pas à vouloir le détruire par la suite. Il est passé de l’idéaliste voulant sauver sa famille à l’antagoniste cynique prêt à anéantir tout un monde pour mettre fin au mensonge. Et c’est justement cette évolution tragique qui illustre le versant sombre du romantisme : l’hyper-individualisme poussé jusqu’à la folie destructrice. Renoir ne voit plus les habitants de Lumière que comme des êtres fictifs sans importance, de simples obstacles entre lui et sa famille.
Mais là où Clair Obscur évite le piège facile, c’est qu’il ne condamne pas l’élan du cœur. Au contraire, il montre de l’empathie envers ces personnages guidés par l’amour. La grande question romantique « jusqu’où peut-on aller par amour ? » est posée sans jugement tranché. S’effectue alors un ping-pong entre le romantisme et l’existentialisme : les rêves les plus fous peuvent donner un sens à la vie, mais ils se heurtent à la réalité ; il appartient à chacun de décider s’il faut suivre son cœur jusqu’au bout du rêve ou garder les pieds sur terre. Cette tension fait vibrer tout le dernier acte du jeu et le dilemme final.
Et vous inquiétez pas, on y arrive bientôt. Mais avant ça, j’aimerais d’abord vous donner les trois niveaux de lecture que j’ai décelés en faisant le jeu :
Et c’est justement à travers ces différents niveaux de lecture que s’esquissent les thèmes du jeu. Le plus évident, c’est celui du deuil, que traversent tous les personnages du jeu. Même Renoir qu’on peut considérer comme l’antagoniste, ça n’est finalement qu’un père qui doit affronter le deuil de sa famille au bord du gouffre, en plus du sien. C’est évidemment le cas de tous les habitants de Lumière aussi, qui doivent faire le deuil de leurs proches mais aussi de toute perspective d’avenir, et pour les plus pessimistes, de l’humanité toute entière : à la fin du compte à rebours, il ne restera plus personne. Mais comme on l’a vu, Clair Obscur n’incite pas à sombrer dans le nihilisme ni dans le fatalisme, au contraire il invite à se révolter contre ce destin absurde.
Maintenant, on y est, il est temps de parler de la fin. La fin de Clair Obscur est vraiment marquante, et m’a personnellement réconcilié avec le jeu que j’avais trouvé un peu décevant durant l’acte 2. Enfin, je sais pas si déçu est le bon terme, disons plutôt décontenancé. Mais la fin est tellement puissante et cohérente avec le propos qu’elle m’a bouleversé, et continue à me faire cogiter malgré le temps qui passe.
Dans la fin où on choisit Verso, le monde de Lumière est détruit, et Alicia retrouve le monde réel. Cette décision de la part de Verso est motivée par son amour fraternel : il ne veut pas qu’Alicia finisse comme leur mère et estime qu’Alicia doit affronter la réalité de la mort de son vrai frère pour pouvoir vivre pleinement. C’est le triomphe de la vérité tragique sur l’illusion consolatrice. Philosophiquement, cette fin est un mélange de stoïcisme et d’existentialisme. C’est l’acceptation de la réalité brute : le vrai monde, avec la mort et la douleur, vaut mieux qu’un beau mensonge. Mieux vaut pleurer un être cher disparu que de le maintenir artificiellement en vie dans une fiction. Ça rejoint la pensée de Camus sur la nécessité de ne pas fuir l’absurde, et aussi la pensée stoïcienne dans l’acte d’aimer son destin, malgré la souffrance qu’il peut engendrer. Et même si cette fin est triste, elle n’est pas nihiliste pour autant. Au contraire même, elle valorise la compassion : Verso agit par amour pour Alicia. Grâce à son geste, la famille Dessendre peut faire son deuil ensemble, essayer de se reconstruire petit à petit. Malgré la tristesse, c’est la première lueur d’espoir pour elle depuis bien longtemps. La vie continue, et accepter la souffrance est le premier pas vers la guérison.
Et le fait que ce soit le Verso fictionnel qui délivre cette leçon est en soi un message : même une créature de fiction aspire au repos et à la vérité. Parce que cette fin, c’est aussi une fin libératrice : Verso est enfin libre — même si c’est la liberté de mourir —, Alicia est libre de vivre sa vraie vie, Renoir libre de sa colère puisqu’il n’a plus de toile à détruire, Aline est libre d’affronter la réalité. Cette fin est certes sévère, mais elle est profondément humaniste, en disant qu’il vaut mieux la vérité qui fait grandir qu’une illusion stagnante. C’est le choix de la maturité et de la responsabilité. Et malgré le fait que les développeurs disent qu’il n’y a pas de fin canonique, il est vrai que celle-ci sonne plus comme la résolution de toute l’aventure, plus en tout cas que celle de Maelle.
Lorsqu’on choisit Maelle, celle-ci empêche Verso de détruire la toile et la rebâtit selon ses envies : elle ressuscite les morts, même Verso contre son gré, et reconstruit Lumière. Elle devient la nouvelle Peintresse, une Peintresse bienveillante. La scène qui suit peut ressembler à une fin heureuse, mais il n’en est rien : Verso hésite à jouer malgré son amour de la musique, et surtout, le visage de Maelle commence à couler en peinture. Un tableau parfait, certes, mais qui se fissure déjà.
Philosophiquement, cette fin représente le choix de l’illusion consolatrice sur la vérité douloureuse. C’est une expression de l’idéalisme romantique : Alicia suit son cœur au mépris de la raison. C’est la victoire de l’amour et de la nostalgie : elle ne peut renoncer à Verso ni aux amis qu’elle s’est faits dans ce monde fictif, alors elle brise les règles pour les garder. Et ça, c’est un choix profondément humain : qui ne rêverait pas de pouvoir ressusciter ses êtres chers et vivre dans un monde entièrement modelable selon ses souhaits ?
Mais c’est aussi un choix questionnable moralement : en faisant ça, Maelle impose sa volonté à Verso qui ne voulait pas revenir, et surtout, aucun problème n’est vraiment résolu à l’extérieur de la toile. Maelle ne peut pas commencer le processus de deuil, Renoir et Aline ont perdu un fils et maintenant une fille, et Cléa continue de se battre dans une guerre perdue d’avance contre les Écrivains. Et ça en fait une fin beaucoup plus ambiguë que celle de Verso. D’un côté, c’est la réalisation du fantasme humain de vaincre la mort et le temps par l’art et la volonté. On pourrait presque la comparer à un personnage camusien de la révolte métaphysique, sauf qu’ici plutôt que de se révolter en combattant, Alicia se révolte en niant purement et simplement l’absurde. Ce qu’on pourrait en fait considérer comme une forme d’anti-révolte, et Camus en dirait sûrement que c’est un suicide philosophique, notamment par le fait de se réfugier dans une illusion plutôt que d’affronter l’absurde.
Mais on pourrait aussi voir cette fin positivement : Alicia fait prévaloir la réalité du cœur sur la réalité matérielle. Là encore, c’est une pensée profondément romantique : pour certains romantiques, le monde matériel n’est qu’un pâle reflet de la vraie réalité, celle de l’esprit. Et quand on y réfléchit de manière pragmatique, c’est aussi très utilitariste : Alicia maximise le bonheur puisque tous les habitants de Lumière sont vivants et contents, au prix du malheur de seulement quelques personnes. Si on part du principe que les habitants de Lumière sont réels car doués de conscience — parce que oui, ils ont une vie propre et des émotions : ils rient, pleurent, ont des enfants, des métiers, bref ils vivent comme n’importe quel humain du monde réel — alors Verso décide d’exterminer toute une civilisation pour mourir lui-même et sauver sa sœur. Et oui, Verso, Joel (The Last of Us), même combat.
Quelle que soit la fin qu’on choisit, elle est forcément tragique. Il n’y a pas de solution miracle au dilemme que nous impose le choix final. Chacun a ses raisons, personne n’est pur héros ou pur salaud dans cette affaire, ce sont juste des êtres dévastés qui font de leur mieux avec les cartes qu’ils ont. Le jeu ne juge pas Alicia ni Verso ; il comprend l’une et l’autre position et nous laisse face à nos propres valeurs. Dans la vie, semblent dire les développeurs, les fins heureuses n’existent pas sans compromis, et chaque choix fort entraîne une perte. Il revient à chacun de décider quel sens donner à son histoire, quelle perte on est prêt à accepter.