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  • Cyberpunk 2077 n'est pas cyberpunk

    Par DonBear
    Publié dans Analyses
    18 mai 2022
    11 min de lecture
    Cyberpunk 2077 n'est pas cyberpunk

    Lors de sa sortie en décembre 2020, j’étais comme des centaines de milliers de personnes devant mon écran à lancer le jeu dès qu’il fut possible de le faire. Après 100h de jeu et l’arrivée du générique, j’étais satisfait. Je ne vais pas refaire ici une critique complète – a fortiori quand des centaines existent déjà sur le net. J’ai moi aussi été émerveillé par sa ville, ses personnages, sa mise en scène, ses situations improbables, sa bande-son, et tant d’autres choses qui m’appellent désormais à la nostalgie, un an et demi après avoir fini le jeu. J’ai moi aussi été dégouté par ses bugs, ses promesses oubliées, son IA aux fraises, son loot à foison, ses foules incohérentes, sa police éclatée au sol et son gameplay trop basique. Mais depuis lors, je n’ai eu de cesse de me questionner sur l’impact que le jeu a pu avoir, ou sur ce qu’il a manqué. Après 8 ans d’attente, des démonstrations de gameplay grandiloquentes et des rêves pleins la tête, Cyberpunk 2077 pouvait-il être vraiment à la hauteur ? Bien sûr que non. Mais ce qui m’a vraiment surpris, c’est qu’il s’est loupé là où jamais je m’y serais attendu : le cyberpunk.

    CyberFaussementPunk

    Parmi les œuvres les plus connues du genre cyberpunk, on retrouve aisément en tête de course Blade Runner et Matrix. Ces deux films sont devenus l’inspiration majeure des fictions cinématographiques et vidéoludiques qui se revendiquent cyberpunk, que ce soit esthétiquement ou thématiquement parlant. Ce constat est visible encore aujourd’hui, avec des séries comme Westworld ou Altered Carbon. Le ciment qui joint toutes ces fictions entre elles, c’est la principale question au cœur du mouvement cyberpunk : qu’est-ce que l’identité ? Comment le réel et le virtuel interagissent entre eux, et qu’est-ce qui découle de ces échanges ? Bon, ça fait deux questions, mais vous avez l’idée. Chacune de ces œuvres approfondit la question identitaire dans une réalité manipulable à souhait, bien plus malléable que leurs protagonistes aimeraient le croire. Le numérique et l’incarné se croisent. Les implants neuraux s’introduisent dans la conscience humaine et la conscience humaine infiltre l’espace numérique.

    Chaque ligne de code, chaque pixel, chaque dialogue de Cyberpunk 2077 transpire l’amour du genre. Le look des personnages et leurs augmentations, Arasaka et Militech, les danses sensorielles, le cyberespace, l’hypersexualisation à travers les publicités omniprésentes, les gens d’en bas contre les gens d’en haut, un futur pas si lointain, tous ces éléments font de Cyberpunk 2077 un jeu qui habille magnifiquement son univers. Mais ça ne l’empêche pas de tomber dans les mêmes écueils qu’une tripotée d’œuvres qui se revendiquent du même genre. Dans sa volonté d’être subversif, il devient en réalité consensuel, lissé à l’extrême dans le ton de sa critique.

    Parce qu’il ne s’intéresse en rien aux questionnements liés au genre dont il s’inspire. Après avoir intégré une puce dans votre cerveau qui contient la conscience de Johnny Silverhand, vous voilà désormais obligé de coexister avec ce rockeur anarchiste, que vous seul pouvez voir et entendre. Et que décide de faire CD Projekt avec cette idée au potentiel immense ? Vous dire que les entreprises sont méchantes. Alors, certes, il le fait très bien et le discours passe aussi bien qu’on finit par s’attacher à ce con de Johnny, aidé par un cadre où les sociétés ont pris le pouvoir. Mais un anarchiste coincé dans votre tête qui pousse à la révolte et finit par exploser un bâtiment, Fight Club raconte une histoire similaire. La critique du capitalisme, la quête identitaire ou la lutte des classes n’a rien de fondamentalement cyberpunk. Night City a beau avoir des allures futuristes, rien de se qui s’y passe ne pourrait se dérouler aujourd’hui.

    De cette comparaison découle le principal souci que j’ai avec Cyberpunk 2077 : son scénario n’a rien d’intrinsèquement cyberpunk. Enrobé dans un contexte technologique, il donne l’illusion de traiter d’identité par rapport au corps, mais il n’en est rien. Au-delà de la quête principale qui n’aborde qu’en surface l’idée d’avoir une double conscience dans un seul corps, prenons par exemple la quête des cyberpsychos.

    Dans cette suite de missions, on doit retrouver des individus dangereux dont les implants les ont rendus complètement fous. Mais en réalité, il n’y a aucun sous-texte derrière les interactions avec eux. On arrive, on vide notre chargeur pour mettre leurs PV à zéro, et on se barre. Un peu comme ce qu’on fait dans n’importe quel jeu d’action, tous cadres confondus. Alors que le boulevard était juste là, CD Projekt n’utilise pas cette opportunité pour critiquer le rapport à la technologie et son impact sociétal. Parce qu’on parle quand même de gens qui subissent l’évolution technologique devenue indispensable pour s’intégrer ou presque. Mais non, ce sont juste de simples boss. Finalement, et même si ça peut prêter à sourire, engager Keanu Reeves ne suffit malheureusement pas à créer la profondeur d’un Matrix.

    Le cyberpunk est l’aboutissement culturel des peurs et de la remise en question d’une époque. Il exacerbe les craintes, les rends réelles dès lors que la suspension d’incrédulité entre en action, et questionne à travers un futur effrayant le monde d’aujourd’hui. Né imprégné des tensions sociétales de l’époque, le cyberpunk obtient ses lettres de noblesse à travers les œuvres de Philip K Dick, William Gibson, Bruce Starling et bien d’autres. Il atteindra même le Japon avec des œuvres ayant marqué toute une génération comme Akira, Ghost in The Shell, Gunnm, Blame, et quelques autres dont on voit encore l’impact aujourd’hui. Le cinéma a bien sûr eu son heure de gloire avec l’adaptation de plusieurs œuvres de Dick, mais aussi Robocop, Dark City, Brazil, Bienvenue à Gattaca et d’autres moins connus. Ses thématiques sont difficiles à résumer car très éparses en fonction des appropriations des différents auteurs, même si on pourrait résumer son concept initial à la célèbre phrase « High Tech, Low Life ».

    Autant dire que nommer son jeu du genre auquel il appartient signifie porter le poids de tout ce qu’il représente. Si le jeu de rôle dont CD Projekt s’est inspiré s’en tire plutôt bien, il en va autrement de son alter ego vidéoludique. Parce que oui, en surface, il y a tout ce qu’on demande : des néons, des implants, des kanji, du cyberespace et j’en passe. Mais en l’absence de réflexion ouverte, l’effet miroir d’un futur dystopique ne reste que du sarcasme creux, un ton devenu courant dans les œuvres faussement disruptives.

    Cyberpunk 2077 fait malheureusement partie de ces œuvres, et c’est d’autant plus dommage qu’il avait toutes les cartes en main pour questionner intelligemment nos dérives actuelles. Finalement, le jeu ressemble juste à un cahier des charges ou des cases doivent être cochées par rapport à ce qu’on attend d’un monde cyberpunk. Mais même ça, c’est loupé : dans Cloudpunk qui est un jeu développé par 8 personnes et que je vous recommande chaudement, on conduit une voiture volante, là où tous les véhicules utilisables dans Cyberpunk n’ont que 2 ou 4 roues (à l’exception du tank, mais qui n’est disponible que lors de missions bien spécifiques.

    On pourrait aisément transposer le scénario du jeu dans un univers médiéval fantastique, tant la confrontation du joueur face à la technologie est inexistante. Et d’ailleurs, dans la première extension de The Witcher 3, un fantôme prend possession du corps de Geralt pendant quelque temps. Comme quoi, pas besoin de puce cybernétique pour avoir un scénario similaire. C’est justement ça qui fait que ce jeu ne restera pas dans les mémoires comme « le jeu qui porte sur ses épaules un genre entier » : des œuvres comme Matrix ou Blade Runner sont devenues iconiques grâce à leur esthétique, mais surtout grâce aux interrogations qu’elles suscitaient concernant le rapport entre l’humanité et la technologie.

    À aucun moment Cyberpunk 2077 ne questionne le rapport à la technologie ou l’identité [ce qui est un comble quand on est 2 dans un seul corps], ou de manière plus vaste ce qui fait de nous des humains. La majorité des choix concerne en réalité des personnes et les dérives de la société, et non pas la remise en cause des idées futuristes avec lesquelles on interagit. Il y a bien la quête avec Brendan le distributeur ou celle des taxis, mais elles restent secondaires et trop peu représentatives de tout ce qui est raconté dans le jeu.

    Et justement, c’est à cause de ça que Cyberpunk 2077 n’est pas si cyberpunk qu’il le prétend. Les grands classiques du genre ne sont pas seulement liés par leur esthétique, mais aussi par leur réflexion. Blade Runner interroge sur la condition humaine. Ghost in the Shell interroge sur la différence entre la conscience et le corps qui interagit avec le monde. Matrix interroge sur la perception et la réalité. Même le jeu de rôle papier Cyberpunk possède une mécanique d’empathie unique qui lui donne un twist intéressant : si l’humanité d’un joueur tombe à zéro, son personnage lui est retiré et devient un PNJ.

    Alors porter le lourd fardeau de représenter le genre cyberpunk est peut-être un peu trop présomptueux. Surtout qu’à côté, il y a des jeux moins connus et pourtant 100x plus cyberpunk dans ce qu’ils racontent. Observer, développé par les Polonais de chez Bloober Team, raconte l’histoire de Daniel Lazarski parti à la recherche de son fils dans un hôtel après un étrange coup de fil. Le jeu n’est pas long, globalement sur des rails, et n’est pas des plus agréable manette en main. Pourtant, il fait mieux que Cyberpunk 2077 en tant qu’œuvre cyberpunk parce qu’il dépeint un monde vraiment chamboulé par la technologie et son impact sur ceux qui l’utilisent. Même constat pour Ghostrunner, qui explore bien plus les thématiques liées au genre que le jeu de CD Projekt. Et pourtant, il n’a pas un scénario de dingue non plus.

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    Même le fait que Cyberpunk 2077 soit un jeu vidéo n’est jamais utilisé à son plein potentiel. Il emprunte beaucoup à la référence du genre quand on parle de RPG cyberpunk, à savoir Deus Ex. Le premier utilise les mêmes grandes lignes que le second : lors des missions, on se déplace dans une suite de niveaux en choisissant entre la furtivité, le combat, le piratage et le dialogue, avec en fond le développement de votre personnage au fur et à mesure de l’avancée du joueur. Le thème principal de tous les jeux Deus Ex interroge sur le rapport au corps avec l’augmentation humaine par la technologie, une idée intrinsèque au genre cyberpunk. Plutôt que d’augmenter votre statistique d’intelligence, vous achetez un implant oculaire. C’est donc un gameplay qui s’adapte aux thèmes narratifs du jeu. CD Projekt a repris cette formule à moitié, sans y ajouter les 20 ans d’évolution de jeux vidéo qui séparent les deux titres, ni même les interrogations qui vont avec.

    Prenons par exemple le piratage, un build possible dans le jeu et un élément fondamental du genre cyberpunk. Le piratage utilise la technologie pour renverser une situation. En matière de jouabilité, cela signifie éteindre les tourelles, appliquer des dégâts sans utiliser d’arme et se faufiler en exploitant les flux de la caméra. Avec un niveau suffisamment élevé, même contrôler les comportements ennemis devient simple comme bonjour. Mais malgré tout, on ne peut pas pirater n’importe quel passant à la Watch Dogs, alors qu’à priori la grande majorité des citoyens de Night City possède des implants contrôlables par un hacker.

    Qui plus est, le piratage dans le cyberpunk devrait être plus profond qu’une simple interaction avec certains outils : il représente la connexion bidirectionnelle entre l’humain et le virtuel. Le déplacement entre les limites de l’espace réel et le potentiel illimité de l’espace virtuel. Dans Tron, les véhicules peuvent tourner à des angles de 90 degrés sans perdre de vitesse. Dans Matrix, Neo peut sauter par-dessus les gratte-ciel et esquiver les balles. Le cyberespace est l’expression la plus franche du « tout connecté » à travers un monde alternatif libre des lois de la physique.

    Alors, pourquoi le piratage dans Cyberpunk 2077 est-il cantonné à un phénomène localisé avec une gamme d’options aussi limitée ? Pourquoi consiste-t-il uniquement à bidouiller des tourelles et des caméras, avec la nécessité de les avoir en ligne de vue directe ? En 1988, dans le jeu vidéo Neuromancer d’Interplay, le cyberespace était à un tout autre niveau de gameplay. C’était le ticket d’entrée vers un autre monde. Il a compris comment la technologie avait divisé la réalité en deux niveaux – l’un physique, l’autre virtuel. Shadowrun, un RPG avec des combats au tour par tour, propose lui aussi aux hackers en herbe d’aller voyager dans le monde pixelisé d’un cyberespace pour voler des documents ou mettre hors d’état de nuire les sécurités. Mais il n’y a pas de gameplay similaire dans Cyberpunk 2077. Et c’est même pire que ça : on utilise internet normalement, en se connectant avec un ordinateur, comme dans le monde réel, alors que le cyberespace est censé l’avoir remplacé.

    Night City est une ville magnifique. Probablement la plus belle cité crée à ce jour dans un jeu vidéo. Mais au-delà de son ambiance et de ses visuels, on pourrait très bien se croire dans un GTA. Que ce soit les moyens de locomotion ou les interactions possibles, aucun élément de gameplay ne donne l’impression de jouer une personne vivant dans le futur. Oui, on peut apercevoir des voitures volantes, oui on croise des hologrammes gigantesques, et oui tout un tas de détail donne un air futuriste à la ville. Mais à aucun moment le jeu n’implémente ce genre de considération dans son gameplay.

    Et même dans son côté gta-like, Cyberpunk 2077 fait moins bien que les jeux Rockstar, avec une police dotée d’une agressivité sans queue ni tête qui ne se déplace jamais en voiture, des PNJ au comportement surréaliste, et un manque de variété dans les activités proposées. Alors oui, CD Projekt tente tant bien que mal d’améliorer son jeu à travers les patch qui continuent à sortir à l’heure actuelle. Mais peu importe leurs efforts, ils ne feront pas mieux que GTA V car c’est mécaniquement que le jeu se plante.

    Ça amène pour moi le plus gros problème du jeu en termes d’immersion et de dissonance ludonarrative : le gameplay est décorrélé du scénario. Cyberpunk 2077 est un RPG des plus classique, où on alterne entre cinématiques, les missions et l’exploration libre. Comme dans beaucoup d’autres jeux, on peut aller zigouiller la moitié de la ville, tout sera oublié quelques minutes après. Et pourtant, là encore, il y avait un boulevard de sous-texte méta qui aurait pu être imaginé. On répète tout le jeu que Johnny Silverhand est une bombe dans notre tête, et qu’il représente de fait le plus gros danger pour V. Mais est-ce que le plus grand danger de V, ce n’est pas plutôt le joueur qui l’emmène au casse-pipe à chaque recoin de la ville ou qui conduit comme un taré ? N’y avait-il pas justement de quoi critiquer le rapport à la technologie en parlant directement au joueur ? Quelle que soit la réponse à cette question, CD Projekt s’est cantonné à faire un RPG des plus classiques.

    Bien ou bien ?

    Malgré tout, je ne remets absolument pas en cause la qualité du scénario ni l’écriture globale du titre, qui sait rendre ses personnages attachants et son intrigue haletante. À aucun moment on ne s’ennuie, et j’ai flâné dans les rues de Night City sans bouder mon plaisir. J’aurais cependant apprécié quelques phrases en moins, pour laisser une ouverture à la réflexion. Là où The Witcher 3 m’a souvent poussé à le mettre en pause pour réfléchir au sous-texte que son choix me présentait, simplement par la présence d’une petite phrase si teintée de gris qu’aucune réponse ne me semblait tomber sous le sens, Cyberpunk 2077 m’a proposé des choix au cours de son histoire qui jamais ne m’ont nécessité plus de quelques secondes de réflexion. Excepté un choix bien spécifique dont les tenants et aboutissants apportaient une conséquence immédiate, la plupart des propositions données m’ont paru faussement importantes.

    Et ce n’est pas forcément négatif dans un jeu de limiter la portée de ses propositions. Par contre, ça le devient lorsque le titre cherche à simuler une profondeur, alors qu’il propose parfois… exactement la même réponse en double, et limitée en temps qui plus est.

    Finalement, malgré le portrait peu reluisant que je viens d’en faire, j’ai adoré Cyberpunk 2077. La narration et l’immersion qu’il propose sont parmi les meilleures que j’ai pu voir depuis bien longtemps. Sans oublier Night City, personnage à part entière et central, doté du meilleur design pour une ville vue à ce jour dans l’industrie vidéoludique. Peut-être en attendais-je trop.

    La comparaison fait mal, mais Cyberpunk 2077 me rappelle la version américaine de Ghost in the Shell, sorti en 2017. Magnifique visuellement, une histoire bien foutue, mais avec une critique récurrente : Le shell sans le ghost. il manque à ces deux œuvres l’âme qu’on a pu toucher du doigt quand on a regardé Akira ou Blade Runner la première fois. Ce moment presque imperceptible où notre cerveau est perdu dans ses convictions, ne sait plus différencier le bien du mal, n’est plus capable de ses raccourcis habituels pour cataloguer efficacement ce à quoi il assiste. Le mastodonte vidéoludique offre une superbe aventure, mais dénuée de toute cette réflexion normalement induite par le cyberpunk. J’ai adoré Cyberpunk 2077 car je l’ai accepté tel qu’il est : un jeu à ambiance plutôt qu’un outil de réflexion comme l’ont été les œuvres marquantes du genre. Cyberpunk 2077 n’est pas un représentant mais un pastiche. Dans le fond, Cyberpunk 2077 n’est pas cyberpunk.

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