The Witcher : les raisons d'un succès monstrueux

Published in Coulisses
October 24, 2025
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The Witcher, c’est l’histoire d’un type qui tue des monstres pour vivre. C’est un univers où chaque pixel, chaque note de musique, chaque mot porte en lui des siècles de folklore et d’histoire. Mais avant tout, c’est une énigme. Comment un jeu, souvent critiqué pour son gameplay, a-t-il marqué 60 millions de joueurs au fer rouge ? C’est plus que Skyrim, plus que n’importe quel Zelda, que n’importe quel Assassin’s Creed, plus qu’Elden Ring. Alors, comment c’est possible ? Peut-être que la réponse tient moins à une recette magique qu’à une alchimie rare. Car The Witcher, c’est d’abord un miroir. Un miroir qui nous renvoie nos propres contradictions, nos choix impossibles. Un miroir où se croisent la folie de ses créateurs et une ambition démesurée : faire d’un simple chasseur de monstres une légende intemporelle. The Witcher, ce n’est pas qu’un jeu culte. C’est l’odyssée d’une saga née derrière le rideau de fer, devenue un phénomène qui a changé la fantasy à jamais. Et si vous pensez déjà tout savoir, détrompez-vous. Si je ne peux vous promettre qu’une seule chose, c’est celle-ci : à la fin de ce texte, vous ne verrez plus The Witcher de la même façon.

PROLOGUE : Ce monde n’a pas besoin d’un héros, il a besoin d’un professionnel.

Avant de rentrer dans le détail, posons les bases. The Witcher, c’est non seulement un succès incroyable dans l’industrie du jeu vidéo, mais c’est plus que ça. Tout commence en 1986, quand l’auteur Andrzej Sapkowski écrit une nouvelle pour participer au concours du magazine Fantastyka. Wiedzmin raconte l’histoire de Geralt, un chasseur de monstres engagé pour aider une princesse victime d’une malédiction. Inspirée du conte Strzyga écrit par Roman Zmorski au XIXe siècle, l’histoire de la Strige reprend déjà tous les éléments qui feront le succès de ce que l’on connaît aujourd’hui : une relecture adulte d’un conte, un twist sombre, saupoudré de cynisme. Geralt n’est pas un preux chevalier ou un simple héros, c’est un chasseur de monstres professionnel qui ne fait pas ça pour l’amour de son prochain, mais pour gagner sa croûte. Et ça va cartonner, au point que ce sont les lecteurs du magazine eux-mêmes qui vont demander à Sapkowski de reprendre sa plume, à une période où la fantasy n’est pourtant pas très appréciée en Pologne.

Alors il continue à écrire. Petit à petit, l’univers s’étoffe. C’est presque systématique : il reprend un conte bien connu et l’agrémente d’un twist sombre. Par exemple, la nouvelle Le Moindre Mal évoque l’histoire de Blanche-Neige, Renfri étant une sorte de Blanche-Neige redoutable et les sept nains n’étant cette fois pas ses alliés, mais ses poursuivants. Un grain de vérité revisite La Belle et la Bête : Geralt découvre un manoir isolé où vit un noble maudit transformé en monstre anthropomorphe, sauf que dans cette version, la Belle est une créature maléfique profitant de la malédiction du seigneur. Dans Un petit sacrifice, il transforme le romantisme de La Petite Sirène en une farce ironique où le sacrifice devient chirurgical, littéralement.

Et puis un jour, Sapkowski décide de passer un cran au-dessus. Fini les récits courts et les contes tordus : il entame une saga. En cinq tomes, il déroule l’histoire de Ciri, une enfant marquée par le destin, porteuse d’un pouvoir ancien, traquée par des empires et des prophéties. Ce n’est plus seulement de la fantasy : c’est une odyssée tantôt politique, tantôt cruelle, souvent bouleversante. Un récit qui interroge la guerre et l’acceptation de l’autre. À partir de là, Geralt n’est plus seulement un chasseur : il devient une légende fatiguée, traversée par le doute, un père malgré lui, dans un monde où les choix justes n’existent pas. Tout ça, Sapkowski le raconte avec une plume cinglante, pleine d’humour noir, dans un monde terrifiant et profondément européen. Un monde qui nous reste en tête.

Du moins, en Europe de l’Est. Car pendant longtemps, cette saga reste un secret bien gardé derrière les ruines du rideau de fer. ça arrivera bien plus tard en Occident, notamment grâce à un petit studio totalement inconnu à l’époque : CD Projekt. À la base, les fondateurs Marcin Iwiński et Michał Kiciński étaient de simples fans de jeux vidéo qui ont eu une idée de génie : traduire les jeux en polonais. Dans les années 80, l’Europe de l’Est est totalement coupée de l’Occident à cause du rideau de fer, une frontière idéologique qui les empêche d’accéder à la culture de l’Ouest. Les jeux vidéo sont rares et chers, et c’est alors que se développe un marché noir, alimenté par les Polonais ayant voyagé vers l’Ouest. On raconte même qu’ils se transmettaient les jeux… par la radio.

Dans cette Pologne des années 80, le jeu vidéo se passait sous le manteau, et bien évidemment, il n’existait pas de traduction polonaise : les éditeurs n’allaient pas investir dans une traduction qui ne rapporterait rien. Sauf qu’ils avaient tort. CD Projekt se lance dans la traduction avec des petits jeux comme Ace Ventura. Ils connaissent un succès grandissant à chaque nouvelle traduction : mille copies vendues, puis deux mille… Et à un moment, ils mettent la main sur les droits d’un jeu qui va tout changer.

Baldur’s Gate se vend par palettes en Pologne. Après avoir écoulé plusieurs dizaines de milliers de copies, ils signent un partenariat avec l’éditeur Interplay, et vont enchaîner les succès en traduisant les gros RPG de l’époque. Puis, au bout d’un moment, à la suite d’une mésaventure dont on parlera plus tard, ils finissent par se décider à développer leur propre jeu. En Pologne, The Witcher est culte, alors le choix est vite fait. Là encore, ça n’a pas été simple, mais ça aussi, on le verra plus tard. Par contre, anecdote incroyable : The Witcher 1 n’est pas la première adaptation vidéoludique du sorceleur. Non, le premier jeu vidéo The Witcher à être publié, c’était un jeu développé par… Orange. Oui, ce Orange-là.

Après un développement mouvementé, CD Projekt lance The Witcher en 2007, puis un second en 2011. Deux jalons importants, bien sûr… mais rien à voir avec ce qui allait suivre : la consécration ultime, le jeu qui encore aujourd’hui n’a pas d’égal, The Witcher 3.

Et justement, on va aller l’explorer en profondeur : l’art qui inspire ses paysages, la technologie qui a permis de leur donner vie, les références historiques qui en font un monde si crédible qu’on pourrait y marcher. On parlera de sa mise en scène, qui insuffle la vie au moindre dialogue, de son écriture, où chaque mot prononcé est une arme à double tranchant, de ce monde… ce monde si dense, si cruel. Et bien sûr, impossible de ne pas parler du marketing abusif, du gameplay souvent décrié, et du prix qu’il a fallu payer pour en arriver là. Et je ne parle pas d’argent.

Bref, c’est un long périple qui commence. Mais ne vous inquiétez pas, c’est chapitré et pensé pour être lu en plusieurs fois si nécessaire. Mettez-vous à l’aise, et laissez-vous porter.

CHAPITRE I : Ce brouillard est aussi épais que la peau sur le lait

Quand The Witcher 3 sort en mai 2015, c’est l’un des plus beaux jeux du moment. Il laisse une empreinte vraiment forte : chaque fois que je repense au jeu, une des premières choses qui me revient, ce sont ces paysages. Cette impression d’évoluer dans une peinture vivante, où chaque teinte de ciel, chaque rayon de lumière semble porteur de sens.

Je pousse les portes grinçantes de l’auberge de Blanchefleur et une douce pénombre m’accueille. Dans le halo vacillant des bougies, les visages des paysans attablés semblent tout droit sortis d’une vieille peinture à l’huile – traits burinés, regards fatigués. La lumière chaude du foyer caresse les poutres en bois et fait briller l’étain des chopes. Dehors, le ciel orageux de fin d’après-midi déverse une clarté dorée sur la cour boueuse, et pendant un instant suspendu, j’ai l’impression d’être, moi aussi, un personnage peint sur la toile du monde, figé dans une scène de vie paysanne d’un autre temps. Plus tard, me voilà cheminant seul dans les marais de Velen. Le crépuscule tombe, drapant le paysage d’une inquiétante brume. Chaque arbre mort se dresse comme une silhouette fantomatique. L’eau croupie reflète par endroits les derniers feux du ciel, traçant sur la surface des traînées pourpres. J’y contemple l’étrange beauté de ce décor macabre : même l’horreur a sa part de sublime.

Puis je traverse ces plaines. Humides. Terreuses. Mêlées d’humus et de sang. Une lande sans horizon, creusée de sentiers boueux où les pas font un bruit gras, presque obscène. Parfois, un corps. Puis plusieurs. Peut-être des dizaines, probablement des centaines. Des corps à perte de vue. Des familles brisées, des orphelins, des veuves, des amis perdus à tout jamais. Tout ça pour quoi ? Le jeu des puissants. Voilà une peinture macabre, voilà l’horreur dont est capable l’humanité. Puis vient la pierre. Une ville dressée comme un poing contre le monde. Le feu y danse dans les lanternes, et malheureusement sur les bûchers. L’ombre s’y infiltre dans les recoins. Ici, tout est à vendre – même les âmes. Les murs suintent l’odeur des sermons et de la cendre.

Là-bas, sur les îles, des montagnes. L’air y est plus mince, plus âpre. L’eau y chante plus fort, comme si elle voulait couvrir les cris. Et entre tout ça, des fermes, des moulins, des ruines. Des lieux simples, rongés par la guerre, mais qui tiennent debout, malgré tout. Parce que c’est leur monde. Parce qu’ils n’en ont pas d’autre. Et partout, la lumière. Changeante. Mélancolique. Une lumière qui ne cherche jamais à flatter, mais toujours à dire. À dire que ce monde n’est pas fait pour les héros, mais pour ceux qui avancent quand même.

C’est ça, la beauté de The Witcher 3 : elle ne saute pas aux yeux, pas autant que celle d’un Red Dead Redemption 2 ou Death Stranding. Et pourtant, un jour, sans qu’on sache pourquoi, elle nous manque. Ça, c’est parce que les devs de CD Projekt ont eu l’intelligence de ne pas chercher le réalisme à tout prix. Oui, les visages sont expressifs, la barbe de Geralt pousse au fil des jours, et l’ensemble est réaliste. Mais ce n’est pas ça qui le rend si beau, même dix ans après. Ce n’est pas le nombre de pavés sur la route que l’on retient ni les détails d’une armure, mais ces couleurs saturées, ces contrastes marqués et la composition des scènes qui, souvent, nous donnent l’impression d’être dans une peinture.

Je n’ai pas trouvé d’interview où les développeurs citent des peintres comme inspiration. Pour autant, on ne peut s’empêcher de faire des parallèles, parce que The Witcher 3 est un hommage à l’art, et ça se retranscrit notamment par les visuels. Cette inspiration, si elle n’est pas directement citée, devient presque évidente une fois qu’on y pense.

On va commencer par le romantisme, mouvement artistique qui cherche à représenter le sublime, le spectacle de la nature sauvage qui reflète les tourments de l’âme, une sensation d’horreur délicieuse. On retrouve parmi ses plus célèbres représentants des peintres comme Caspar David Friedrich ou William Turner, et même si ces noms ne vous disent rien, vous connaissez forcément au moins cette peinture : Le Voyageur contemplant une mer de nuages. Et ça, on le retrouve très souvent dans The Witcher 3, notamment à Skellige. Là, le parallèle saute aux yeux. D’ailleurs, la Chasse sauvage – ces cavaliers fantomatiques que l’on peut voir traverser le ciel – peut aussi évoquer La Chasse d’Odin de Peter Nicolai Arbo. En s’inspirant du romantisme, The Witcher 3 cherche à provoquer l’émerveillement et à nous immerger dans un monde poétique et émotionnellement intense, bien au-delà du réalisme terre-à-terre.

Une autre inspiration dont on ressent la présence dans le jeu, c’est l’impressionnisme, un courant du XIXe siècle qui bouleverse le monde de l’art en cherchant à saisir l’impact de la lumière sur les paysages. C’est une peinture chaleureuse, réconfortante, qui dépeint souvent un instant fugace. C’est la peinture de l’émotion, popularisée par Monet ou Renoir pour ne citer qu’eux. La lumière dans The Witcher 3 apporte une profondeur esthétique aux paysages. Un coucher de soleil dans les marais de Velen distille des couleurs pastel dans le décor, qui l’entoure d’une atmosphère très spéciale. Et c’est une des grandes forces du jeu : il nous invite à ralentir pour nous faire admirer un paysage qui célèbre, à la manière des impressionnistes, la magie de l’instant présent figé en image. C’est dans Blood & Wine que ça ressort le plus : Toussaint, région inspirée du sud de la France et de l’Italie, offre un ciel d’un bleu pur, des champs de blé ondoyants et des fleurs aux teintes saturées. Les devs vont même jusqu’à faire une référence directe, avec ce groupe de gens couchés dans l’herbe qui rappelle Le Déjeuner sur l’herbe de Manet.

Ces deux inspirations adoucissent le monde terriblement sombre de The Witcher 3. Mais s’ils font autant d’effet, c’est parce qu’on retrouve aussi des philosophies qui vont à l’opposé, et c’est notamment le cas du réalisme. Le but de ce courant né au XIXe siècle, c’est de représenter fidèlement la réalité quotidienne, souvent pour mettre en lumière des conditions sociales difficiles. Courbet, Millet ou encore Daumier peignent le monde tel qu’il est, sans embellissement ni idéalisation, en se concentrant sur des scènes de la vie ordinaire : des ouvriers, des paysans, ou plus globalement des gens modestes jusque-là jugés indignes de la grande peinture. Ces peintres cherchent la vérité dans le trivial, n’hésitant pas à montrer la pauvreté et la fatigue qu’elle crée. Les Glaneuses de Millet, par exemple, montrent des paysannes courbées à la tâche, avec une palette terreuse traduisant la rudesse de leur vie. Le réalisme rejette le spectaculaire et le mythologique pour lui préférer le quotidien et une précision quasi documentaire des détails. C’est un art empathique envers les plus humbles, qui vise à provoquer une prise de conscience plutôt qu’une évasion.

Et dans The Witcher, on est totalement là-dedans. Quand on se promène à Velen, on est très éloigné des villages pittoresques remplis de gens heureux. On l’abordera plus en profondeur quand on parlera de l’écriture, mais The Witcher dépeint des situations terribles : des gens affamés, des gens meurtris par la guerre, des villages entièrement ravagés, le poids du quotidien de ces pauvres âmes. Il aborde même certains sujets rarement traités dans le jeu vidéo, comme les violences conjugales ou l’infanticide. Cette authenticité donne d’autant plus de poids aux éléments fantastiques : ancrés dans un décor crédible, les monstres et la magie ressortent comme des anomalies effrayantes dans un univers autrement très tangible. Et ça appuie le propos humaniste du jeu : il ne s’agit pas seulement de divertir par l’héroïque, mais aussi de dépeindre la condition humaine avec gravité, en rendant hommage aux invisibles, à « ceux qui ne sont rien », comme l’ont fait les artistes du XIXe siècle. Un choix qui confère à The Witcher 3 une profondeur sociale et émotionnelle inhabituelle pour de la fantasy, héritière directe de la leçon de Courbet : « peindre la vraie vie », fût-elle dure et âpre.

Et tout ça se marie à la perfection avec la peinture flamande du XVe au XVIIe siècle et des artistes comme Van Eyck, Bruegel ou Rubens. Leurs peintures à l’huile excellent à représenter fidèlement les détails de la vie quotidienne, que ce soit des visages, des costumes ou encore des intérieurs. Mais, à la différence du réalisme, ce quotidien est représenté avec des couleurs plus vives, et souvent enrichi de scènes religieuses ou allégoriques. Il s’en dégage une atmosphère plus chaleureuse, presque festive. The Witcher 3 possède un sens du détail similaire : on pourrait presque croire que les villages boueux de Velen, avec leurs chaumières en bois, ou les paysans en haillons, semblent tout droit sortis d’un tableau de Bruegel (La Danse des paysans, La Moisson, 1565). Parce que, malgré toutes les horreurs du monde, il demeure de la joie, éparpillée dans des gestes anodins du quotidien. Ce n’est pas ce que l’on croise le plus souvent, mais ça existe malgré tout. Et la ressemblance avec les peintures flamandes ne se fait pas que dans les villages de Velen, mais aussi à Novigrad, où les intérieurs cossus rappellent les tableaux d’intérieurs bourgeois. On trouve même des références directes : dans le bureau du baron, une peinture reproduit littéralement le double portrait des Arnolfini de Jan van Eyck.

D’ailleurs, en parlant de références, il y en a un paquet dans le jeu. Le tableau de Ciri que l’on voit à Vizyma ressemble trait pour trait à des œuvres de Diego Velázquez lorsqu’il peignait des enfants à la cour du roi Philippe IV. Le portrait du hiérarque Hemmelfart que l’on reçoit en récompense d’une quête s’inspire du Portrait du pape Innocent X, là encore peint par Velázquez. Les tableaux que l’on peut voir au Passiflore sont des variations des œuvres de Hans Baldung. Et si, dans le jeu de base, il n’y en a pas des tonnes, dans les extensions c’est un festival : durant les enchères dans Hearts of Stone, on trouve des références aux peintres Dyck, Barbari, Léonard de Vinci, Van Gogh, et d’autres encore.

Ces références sont bien sûr des clins d’œil, mais elles sont bien plus que ça. C’est très malin, parce qu’elles ont une double utilité : d’un côté, elles ancrent le jeu dans le réel avec des échos à notre histoire de l’art ; de l’autre, elles élargissent l’univers avec une présence importante de l’art in‑world. Elles créent de la surprise, mais ne brisent jamais l’expérience, en restant cohérentes avec le monde du jeu. Et surtout, elles témoignent à la fois de l’amour de l’art des développeurs, et parfois de leur sens de l’humour.

Le résultat de ces influences, c’est cette beauté : où que l’on soit, exception faite des grottes, on peut s’arrêter et prendre un screenshot. Découvrir un monde fantastique – dans les deux sens du terme – mais aussi terriblement âpre, rugueux. C’est un monde qui mélange la beauté et l’horreur, pas forcément de manière subtile, mais toujours de manière impactante. Et ça, c’est un aboutissement. Un aboutissement qui survient après quinze ans de tâtonnements. Et justement, on les voit très bien dans les deux premiers jeux.

The Witcher 1, en 2007, c’est un monde gris, sale, désaturé – presque sans charme à première vue. Mais en regardant mieux, on comprend l’intention : représenter un monde terne, sans idéalisation. C’est le réalisme cru, le folklore rugueux, un peu mal dégrossi mais sincère. Il y a déjà une ambiance, une volonté d’enracinement. Ce n’est pas stylisé, mais c’est déjà antihéroïque. Puis arrive The Witcher 2, et là, c’est une toute autre histoire. CD Projekt commence à jouer avec la lumière. Les couleurs sont plus vives, les visages plus travaillés, ça en devient presque saturé visuellement. La direction artistique prend en ampleur, même si elle cherche encore ses références. Mais le plus important, c’est qu’elle ose. Le jeu devient plus cinématographique, plus expressif. On sent qu’on se rapproche de quelque chose. D’un style.

Sauf que la beauté d’un jeu ne repose pas seulement sur le talent des artistes. Encore faut-il avoir les outils pour la mettre en valeur. Une direction artistique, sans moteur capable de la porter, reste une idée sur le papier. Et chez CD Projekt, ça a été un véritable parcours du combattant. Ils sont partis de très loin. Voici comment le Sorceleur a bien failli ne jamais voir le jour.

La création du REDEngine

Après le succès de Baldur’s Gate en Pologne, CD Projekt enchaîne les traductions des grands RPG. Puis arrive le moment où ils sont censés travailler sur le prochain jeu de BioWare, Baldur’s Gate: Dark Alliance. Problème : Dark Alliance est un jeu prévu sur console pour attirer un nouveau public. Et en Pologne à ce moment-là, le marché console est inexistant ; tout le monde joue sur PC. CD Projekt va alors proposer quelque chose d’inattendu : porter eux-mêmes le jeu sur PC. La branche de développement CD Projekt RED vient de naître.

Le projet avance bien, mais le couperet tombe : l’éditeur d’Baldur’s Gate, Interplay, est dans la mélasse, les caisses sont vides, la clé va être mise sous la porte prochainement. Le projet est donc abandonné, et c’est à ce moment-là que CD Projekt se dit : « Pourquoi on ne ferait pas nos propres jeux, puisque maintenant on a des développeurs ? » Et comme The Witcher est une œuvre culte en Pologne, ils jettent leur dévolu dessus. Sauf qu’ils ont un gros problème : ils n’ont pas de moteur. Les licences du CryEngine ou de l’Unreal Engine coûtent un bras, et ils ne peuvent pas non plus fabriquer un moteur en partant de zéro : pas assez de gens, ni de temps, et encore moins d’argent. C’est là que leur sauveur débarque : BioWare leur propose une licence de son Aurora Engine à moindre coût – seulement 10 000 dollars. À titre de comparaison, une licence commerciale pour l’Unreal Engine en 2004 coûtait en moyenne 350 000 dollars, et CD Projekt avait un budget aux alentours d’un million de zlotys, soit 250 000 dollars. Autant dire que le moteur de BioWare est une opportunité en or. C’est comme ça que le premier The Witcher finit par être développé sur l’Aurora Engine.

Le résultat final est assez impressionnant pour l’époque, surtout quand on sait que CD Projekt réussit à faire mieux avec l’Aurora que BioWare… qui l’a pourtant créé. À la base, c’était un moteur pensé pour une vue isométrique, et CD Projekt a produit un jeu à la troisième personne. C’est aussi des animations plus fluides, une gestion plus avancée de la lumière et des ombres, un cycle jour/nuit, des effets de particules plus poussés : c’était assez impressionnant. Ce n’était pas à la hauteur d’un Oblivion ou d’un Mass Effect sortis la même année, mais ça se plaçait quand même dans le haut du panier des RPG en 2007. Il y a même eu de la motion capture, utilisée en Pologne pour la première fois dans un jeu vidéo. Mais on est encore très loin de la qualité visuelle que va atteindre CD Projekt avec The Witcher 2 et 3. Ce qui va tout changer, c’est le REDEngine.

Après la sortie de The Witcher 1 et son million de ventes en une année, CD Projekt voit les choses en grand et décide de le porter sur console via un studio externe. Et là, sans entrer dans les détails pour l’instant, ça se passe très mal pour diverses raisons. Résultat : on frôle le procès, et le projet est annulé. Ce fiasco traumatise les équipes de CD Projekt. C’est à ce moment précis qu’ils décident d’avoir un moteur sur lequel ils ont entièrement la main. Alors ils vont le faire.

Quand commence le développement de The Witcher 2, une partie de l’équipe avance sur le jeu, tandis qu’une autre se concentre sur la création du moteur maison. L’idée, c’est de créer un outil qui répond parfaitement aux besoins des différents corps de métier et d’avoir quelque chose de personnalisable à l’infini – en tout cas sur le papier. Pour ça, le REDEngine se base sur trois principes fondamentaux :

  1. Permettre aux scénaristes d’intégrer du contenu directement dans le moteur. Grâce à quelques connaissances basiques en scripting, ils n’ont plus besoin des programmeurs pour intégrer leurs idées et gagnent ainsi beaucoup de temps.
  2. Optimiser les jeux pour qu’ils ne soient pas trop gourmands. Une bonne idée sur le papier, mais dans les faits… on repassera. The Witcher 2, comme le 3 d’ailleurs, est très lourd et mal optimisé à sa sortie.
  3. Penser l’architecture du moteur pour rendre viables les portages sur consoles. Cette fois, pas question de laisser ce travail à quelqu’un d’autre : CD Projekt a bien retenu la leçon.

Tout ça est fait en même temps que le développement de The Witcher 2. Mais créer un moteur et un jeu en parallèle, c’est un véritable cauchemar. Forcément, comme le moteur est développé en même temps que le jeu, les besoins évoluent et l’équipe en charge du REDEngine doit constamment le modifier. ça dit, ça a aussi ses avantages : ça permet d’adapter en continu le moteur aux besoins des autres équipes. Et c’était probablement la meilleure chose à faire : contrairement à Cyberpunk 2077, où le moteur était déjà calibré pour un type de jeu bien précis et qu’il a donc fallu repenser en profondeur, ici ce sont les fondations du moteur qui sont posées. Le développer en même temps a permis aux devs de modifier le code au fil de l’eau, en fonction des besoins.

En 2011, à la sortie de The Witcher 2, le résultat est vraiment impressionnant : c’est tout simplement l’un des plus beaux jeux de sa génération. Il a un gros avantage : il est pensé principalement pour le PC, ce qui permet d’avoir des textures plus fines. Avec les graphismes au maximum, The Witcher 2 demandait 600 Mo rien que pour les textures – déjà plus que ce qu’offraient les consoles qui avaient 512 Mo de mémoire au total. Plus que ça, The Witcher 2 est aussi pensé pour les joueurs du futur : en intégrant l’uber‑sampling, il reste beau malgré les affres du temps. En gros, c’est une technique de super‑échantillonnage : plutôt que d’afficher le jeu à la résolution de l’écran, le moteur effectue plusieurs passes de rendu à une résolution supérieure, souvent le double ou le triple de celle configurée. Chaque rendu est légèrement décalé, comme si la caméra du jeu captait la scène sous plusieurs angles différents. Ils sont ensuite combinés en une seule image, redimensionnée à la résolution normale. Grâce à ça, on a quasiment plus d’aliasing ni de scintillement de textures. Par contre, c’est très coûteux : à sa sortie, The Witcher 2 était un mastodonte qui mettait même à genoux la plus puissante carte graphique de l’époque. Et même avec une RTX 3080, lorsque l’uber‑sampling est activé, la machine ne fait pas la fière. Un résultat à la pointe, mais avec un coût démentiel : le Crysis des années 2010.

Au‑delà des graphismes, le REDEngine a permis de ne pas brider les auteurs et artistes. L’Aurora Engine de BioWare était certes pensé pour des RPG, mais des RPG linéaires dans des couloirs – une définition qui ne colle pas vraiment avec The Witcher, rempli de choix moraux. Les devs ont dû se creuser la tête pour créer ce genre de choix avec l’Aurora pour The Witcher 1. Maintenant que tout est plus fluide et plus simple avec le REDEngine, ils ne vont pas y aller de main morte. Dans The Witcher 2, on a carrément un choix qui change près de la moitié du jeu.

Puis arrive The Witcher 3 et son immense monde ouvert. Rendez‑vous compte : la carte du 3 est trente fois plus grande que celle du 2. Évidemment, ces vastes terres doivent pouvoir être parcourues sans temps de chargement ni portes qui rendent fous comme dans le 2. Et ce n’est pas tout : les environnements sont bien plus détaillés, les expressions faciales plus riches, le nombre de PNJ est multiplié par… beaucoup. Un jeu à l’envergure démesurée par rapport à son prédécesseur. Il a donc fallu retravailler en profondeur le REDEngine pour qu’il ait les épaules. C’est dans ce contexte que naît la troisième version du REDEngine.

C’est surtout une évolution technique : l’architecture passe de 32 à 64 bits pour gérer davantage de mémoire, indispensable vu l’immensité du monde. Via un nouveau système de streaming, les assets s’affichent bien avant qu’on les voie à l’écran, ce qui minimise le pop‑in. C’est le plus gros changement du moteur, avec la gestion du terrain : elle est beaucoup plus poussée, notamment via un système de multi‑couches qui consiste à superposer plusieurs matériaux ou textures sur un même terrain. Si l’on ajoute la tessellation par‑dessus – une technique qui ajoute du détail en augmentant dynamiquement le nombre de polygones – on obtient ces décors magnifiques, parmi ce qui se fait de mieux à la sortie du jeu en 2015. Autre détail significatif, la météo est désormais dynamique. Ça peut sembler n’être qu’un détail, mais ça apporte énormément de dynamisme au monde, confère cette sensation de temps qui passe et influe aussi sur le comportement des PNJ : toujours plus de vie.

Évidemment, tout ça ne s’est pas fait sans douleur. Il a fallu faire beaucoup de concessions, la faute à une consommation de RAM très élevée. Et ne parlons pas de NVIDIA HairWorks, censé rendre les cheveux soyeux, qui propose un résultat aussi discutable que coûteux en ressources.

Au final, ces défis techniques, ces compromis, ces nuits blanches à optimiser chaque polygone… tout ça n’était pas vain. Chaque ligne de code, chaque astuce pour gagner quelques images par seconde, chaque sacrifice pour faire tenir ce monde immense dans une console ou un PC de 2015… tout ça, c’était pour une seule raison : donner vie à une vision. Une vision où la technique ne se contente pas d’exister, mais sert un monde. Un monde qui ne se contente pas d’être beau, mais qui respire, où l’art et la technologie ne s’opposent pas, mais se complètent.

Résultat, The Witcher 3 est à la fois une splendeur visuelle et une lettre d’amour à l’histoire de l’art. Mais ça n’explique pas pourquoi ce jeu a marqué soixante millions de joueurs. Non, il faut creuser plus. Il faut aller plus profondément. Parce que, derrière la beauté des images, il y a ce monde. Et si c’était ça, le plus grand succès de The Witcher ?

CHAPITRE II : Le temps du mépris et de la hache

Le « temps du mépris et de la hache », c’est, à l’origine, le nom que devait porter The Witcher 3. Et Le Temps du mépris est le titre du quatrième tome de la saga littéraire. Un titre en forme de verdict : le mépris, c’est celui des puissants envers les faibles, des humains envers les non‑humains, de la populace envers les sorceleurs, des rois envers leurs peuples. La hache, c’est ce qui finit toujours par tomber : la guerre et la répression.

Sur la manière d’aborder ces sujets, les livres et les jeux sont complémentaires. Les premiers posent les fondations, les seconds leur donnent corps. C’est ça qui est beau : on ne voit aucune rupture entre les deux. On a là une richesse qui semble s’être étendue naturellement, d’un médium à l’autre. Et pourtant… ce n’était pas gagné, tant les livres sont riches. Venez avec moi : faisons un tour du Continent, de ses royaumes, de ses légendes, de ses monstres. De ce qui le rend vivant, et surtout, différent.

Un monde crédible

Pour la plupart d’entre nous, la découverte de l’univers s’est faite avec les jeux. Et la première chose qui frappe, c’est sa richesse. Parce que oui, le Continent – qui, ironiquement, n’a pas de nom – est le cadre de conflits géopolitiques intenses. Déjà, il y a tous ces royaumes au Nord : la Témérie, la Rédanie, Aedirn, Cintra, Kovir – sans parler des royaumes mineurs. Chacun possède ses dynasties, ses querelles frontalières, ses alliances et ses trahisons. À ces nations du Nord s’oppose l’Empire de Nilfgaard au Sud, grande puissance expansionniste.

Chaque contrée possède sa culture et ses mœurs : par exemple, les îles de Skellige évoquent les sociétés vikings par leur organisation clanique et leur culte de la mer, tandis que les lointaines terres de Zerrikanie suggèrent des influences orientales. Les rouages économiques et les institutions qui structurent la vie sur le Continent sont cohérents, et même les éléments fantastiques ont une explication claire. La magie, par exemple, dépend d’un cadre bien délimité, et certaines règles doivent être respectées pour l’utiliser. C’est précisément ce qui séduit : on trouve des explications à tout, et surtout, des explications vraisemblables. Prenez les sorceleurs : la justification de leurs capacités surhumaines n’est pas une pirouette scénaristique sortie du chapeau. C’est un concept presque scientifique, comme le raconte le vidéaste Kyle Hill dans cette vidéo (source). Si l’on part du principe que ces mutagènes puissent exister, les modifications qui en découlent sont cohérentes biologiquement.

Ça, ce sont les bases posées dans les livres ; les jeux leur donnent une autre forme, plus directe, plus tangible. Les tensions géopolitiques prennent vie devant nos yeux. Dans le premier, on découvre Wyzima, capitale de la Témérie, prise dans un conflit entre l’Ordre de la Rose Ardente et la Scoia’tael. Dans le 2, le roi Foltest est assassiné, et l’on finit par intervenir directement dans la succession au trône d’Aedirn. Puis, dans le 3, on voit les ravages de la troisième guerre contre Nilfgaard, les royaumes du Nord unifiés sous Radovid qui sombre dans la folie. Un joli méli‑mélo si l’on ne fait pas l’effort de suivre, mais qui est en fait cohérent et, surtout, crédible.

La crédibilité d’un monde fictif fait toute la différence entre une bonne histoire et une œuvre qui marque les esprits. C’est d’ailleurs le fondement de ce que Tolkien appelle les « mondes secondaires » : des univers auxquels on peut croire, qui existent même en dehors de l’histoire des protagonistes. Des mondes surréalistes, mais dans lesquels on accepte la présence d’éléments fantastiques grâce au respect de règles précises édictées clairement. Et ça passe par une foule de détails : arbres généalogiques, cadre géopolitique, géographie établie, lois physiques auxquelles on ne peut déroger, et ainsi de suite.

Si The Witcher réussit tout ça avec brio, c’est parce que son monde n’est pas si éloigné du nôtre. Nous n’avons pas de noyeurs ni de fiellons par chez nous – et heureusement –, mais nous partageons quelque chose : les références historiques.

Les références historiques

À première vue, Nilfgaard ressemble au cliché habituel de la fantasy : un empire maléfique qui avance inexorablement contre les peuples libres. Mais Sapkowski dépasse vite ce manichéisme. Son empire s’inspire directement de l’histoire européenne, et s’il y a bien un parallèle qui saute aux yeux, c’est l’Empire romain.

Rome, c’est l’Empire qui a dominé le bassin méditerranéen pendant des siècles. On parle souvent de la Pax Romana comme d’un âge d’or. En réalité, c’était une paix imposée par la force : à l’intérieur, l’ordre et les routes parfaites ; à l’extérieur, des guerres de conquête permanentes. Rome affirmait apporter la civilisation en échange de la soumission. Nilfgaard reprend exactement cette logique : l’Empire promet la stabilité grâce à une administration efficace… mais toujours en échange de la conquête.

Pour un auteur polonais, un autre parallèle vient naturellement : l’histoire de son propre pays. Lorsque la Pologne s’unit à la Lituanie, elle devient la République des Deux Nations, l’un des plus grands États d’Europe centrale… pourtant disparu de la carte au XVIIIᵉ siècle, démembré par ses voisins. Pourquoi ? Parce que sa noblesse était trop divisée. Un système appelé liberum veto permettait à un seul noble de bloquer toute décision du Parlement. Résultat : paralysie totale, guerres internes entre grandes familles, et puissances étrangères achetant les votes pour affaiblir encore l’État. Incapable de s’unir, la Pologne s’est effondrée. C’est exactement ce qui se passe dans le Nord du Continent : des royaumes libres en théorie, mais tellement occupés à se déchirer qu’ils sont incapables de résister durablement à Nilfgaard.

Et c’est là que Sapkowski est brillant : Nilfgaard n’est pas une simple copie de Rome ou de la Pologne. Les rapports de force dans The Witcher ne reposent pas sur des dates ou des batailles copiées de l’histoire, mais sur des mécanismes qui se répètent : des empires qui justifient leurs conquêtes au nom de la civilisation, des royaumes voisins trop divisés pour former un front durable. Ce sont des logiques universelles que l’on retrouve dans l’Antiquité, au Moyen Âge, à l’époque moderne. En travaillant par dynamiques plutôt que par allégories directes, Sapkowski met en scène une sorte de cycle, une répétition des mêmes tensions à travers les âges. C’est ce qui donne au Continent cette vraisemblance : on a l’impression de lire une chronique d’histoire – mais d’une histoire qui pourrait être n’importe laquelle. Nilfgaard peut évoquer beaucoup de choses à la fois : Rome et sa Pax Romana, Napoléon, ou encore la République des Deux Nations. De la même façon, la persécution des non‑humains rappelle tout à la fois les pogroms médiévaux, les chasses aux sorcières ou encore les persécutions antisémites du XXᵉ siècle. Bref, The Witcher n’est jamais une simple transposition. C’est la condensation de modèles et d’archétypes qui circulent dans notre mémoire collective. Ce mélange donne au Continent sa densité : un monde imaginaire où se rejouent, sous une forme nouvelle, les dynamiques les plus anciennes et les plus récurrentes de l’histoire humaine.

Et il y a aussi les clins d’œil évidents : Dijkstra fait référence au mathématicien du même nom, à qui l’on doit l’algorithme utilisé dans les GPS ; le professeur de chimie d’Oxenfurt, Jean Lavoisier – surnommé Puantodeur‑de‑Charbon –, renvoie à Antoine Lavoisier, souvent considéré comme le père de la chimie moderne. La liste serait longue : il y en a partout.

Ces apports historiques ne servent pas à se donner bonne conscience ou à flatter les férus d’histoire. Ils donnent de l’épaisseur au monde. Ils créent une tension implicite, une sensation de déjà‑vu. Ce n’est pas notre monde… mais presque. Et c’est ce « presque » qui accroche. C’est précisément cette ambiguïté familière que les jeux vont chercher à rendre tangible, en nous la faisant traverser.

Par exemple, pour créer l’architecture de Kaer Morhen dans le premier The Witcher, les développeurs ont photographié le château d’Orava, en Slovaquie, une forteresse du XIIIᵉ siècle. Murs d’enceinte épais, tours de garde, barbacane, pont‑levis et douves : tout y est. En plus de donner beaucoup de style à la forteresse de l’école du Loup, ça la rend d’autant plus crédible. Ce n’est pas forcément quelque chose que l’on se dit consciemment, mais que l’on ressent. Ensuite, la ville de Wyzima n’est pas la reproduction d’une cité en particulier, mais sa structure avec différents quartiers bien délimités et son château royal fait écho aux cités médiévales d’Europe. Là encore, sans forcément que l’on s’en rende compte, ce sont des images déjà vues ici ou là, qui ancrent l’univers dans le réel malgré les goules et les loups‑garous.

Dans The Witcher 2, le château de La Valette montre une architecture gothique crédible : un donjon, des remparts crénelés, des tours inachevées avec échafaudages, et ainsi de suite. Dans l’ensemble, c’est conforme aux forteresses du XVe siècle. Un… Gros château, un immense chateau même, mais qui est finalement vraisemblable. Le village paumé de Flotsam, avec ses quelques bâtiments en pierre mélangés avec des cabanes de bois, rappelle les avants postes rustiques loin des grands centres, un peu isolés du monde. Et Loc Muinne, là on part sur du gréco-romain avec des colonnes, des frontons, et même un amphithéatre. Pour les intérieurs, même logique : l’auberge de Flotsam, c’est presque une reconstitution des tavernes médiévales avec les bancs le long des murs, le foyer central, et les herbes, champignons et saucisses suspendus à la charpente pour sécher, un détail typique des tavernes d’antan. Même le mobilier est pensé pour être cohérent, rien n’est laissé au hasard.

Ce qui est déconcertant par contre, c’est que même pour des détails qu’on ne voit que 10 minutes dans le jeu, ils se sont bien pris la tête : la gigantesque tour de siège qu’on voit au début de The Witcher 2, elle est basée sur des sources historiques, un mélange entre les machines de Léonard de Vinci, notamment pour le système interne de leviers, et les tentatives de reconstitution de la gigantesque tour utilisée lors du siège de Rhodes en -305 av. J.-C. Et il y a pire ! un détail que 99,9% des joueurs n’ont même pas remarqué : sur la carte de The Witcher 2, l’alphabet utilisé s’appelle le Glagolitic, l’alphabet slave le plus vieux qu’on connaisse qui date du IXe siècle !

Mais évidemment, le jeu qui va changer la donne, c’est encore et toujours The Witcher 3, cet immense monde ouvert. Là, il faut apporter de la cohérence à une carte gigantesque, remplie de PNJ ayant des activités et des statuts variés. Et c’est en plus le premier jeu de CD Projekt à reprendre directement des éléments importants du livre, tout en devant incorporer ce qui a déjà été fait dans les 2 premiers. C’est là que ça prend un autre tournant.

Le monde de The Witcher 3

Pour réussir ce tour de force et trouver l’inspiration, les développeurs ont abondamment puisé dans le patrimoine européen. Ils sont allés dans divers endroits pour prendre des photos et en faire des reproductions virtuelles, comme ils l’avaient fait pour la forteresse de Kaer Morhen dans le premier jeu. CD Projekt étant basé en Pologne, c’est logiquement ce pays qui a offert le plus d’idées. Et quand on compare les paysages du jeu avec ceux du monde réel, c’est frappant.

Mais ce n’est pas tout. Chaque région de The Witcher 3 est un microcosme thématique. Chacune révèle une facette distincte de l’univers, et surtout, de son propos. En fait, le monde ouvert de The Witcher 3 fait bien plus que de nous offrir de magnifiques panoramas ou des rencontres avec des monstres : il participe pleinement à la narration.

La région de Velen évoque les villages ruraux de l’Europe de l’Est médiévale, notamment ses chaumières en bois. On peut citer le village de Zalipie, grande inspiration pour ses façades décorées de motifs floraux qu’on retrouve presque telles quelles dans le jeu. Dans la version polonaise, le village de Lindenvale s’appelle d’ailleurs Zalipie. Par contre, le contraste est frappant : le Zalipie réel est un coquet village coloré, alors que Lindenvale est délabré et couvert de boue, marqué par la guerre. Les paysages de Velen rappellent la région de Mazury, au nord-est de la Pologne : mêmes arbres, mêmes marais, mêmes moulins.

Mais Velen, c’est surtout une terre ravagée où chaque village porte les stigmates de la guerre. Quand la première chose qu’on voit, c’est l’arbre aux pendus, le ton est donné. On croise des terres calcinées, des champs de bataille jonchés de cadavres, des populations forcées de migrer. Même les villages sont dans un état catastrophique : la pauvreté et la famine se ressentent simplement en marchant et en écoutant les villageois. Anecdote : à un moment, l’équipe s’est rendu compte qu’il y avait trop à manger à Velen, alors que la région est censée être frappée par la famine. Un graphiste avait rempli les placards de saucisses et de légumes. Pour corriger ça, ils ont ratissé chaque village pour retirer l’excès de nourriture. Chaque maison, chaque placard de cette immense zone a été vérifié pour ne pas laisser à manger à ces pauvres gens. Voilà ce que peut impliquer la création d’un monde réaliste : des placards qui racontent une histoire.

Ces placards vides poussent parfois les gens aux pires actes qu’on puisse imaginer. L’impact de la guerre ne s’exprime pas seulement visuellement : il passe aussi par les petites phrases qu’on entend ici et là, les quêtes aux conclusions tragiques, les comportements inhumains causés par un contexte tout aussi inhumain. Et ça modifie aussi l’écosystème : c’est à Velen qu’on croise le plus de goules et autres espèces nécrophages. Ils ne servent pas uniquement de caution fantastique : ils reflètent les horreurs commises par les humains.

Oxenfurt, c’est différent. La ville s’inspire d’un mélange entre Oxford et les universités d’Europe centrale avec leurs briques rouges et leurs pignons à redents. C’est la ville des intellectuels, la moins exposée à la guerre, qui n’aborde pas vraiment de thématique spécifique, sinon une satire de la bohème intellectuelle, représentée par Jaskier.

Et Novigrad, alors ? Là, les choses deviennent passionnantes. Dès qu’on la découvre, le contraste est saisissant : on passe d’une pauvreté extrême à la plus grande ville du Nord, avec ses grandes murailles et l’île du temple qui trône à son sommet. Ce n’est pas un simple décor : c’est un monde en soi, grouillant de vie. Ici, tout respire la richesse et le commerce. Les ruelles sont étroites et bondées, des prédicateurs crient au coin des rues, leurs sermons se mêlant au bruit des forges, des chansons de tavernes et des cris du marché. Une métropole vivante, pleine de dangers et de promesses.

Cette ville rappelle les cités-États marchandes, notamment Novgorod, par son concept de ville libre. Mais visuellement, CD Projekt a puisé dans des influences plus locales. Prenez Gdańsk, par exemple : cette grande ville portuaire du nord de la Pologne possède une immense grue médiévale qu’on retrouve presque telle quelle dans le jeu. L’ensemble ne se limite pas à une seule ville : l’architecture à colombages, les ruelles tortueuses, les canaux, les ponts évoquent un mélange nord-européen. On pense à Lübeck, à Bruges, et peut-être plus encore à Amsterdam. Bref, Novigrad est un patchwork de références. Même les petits détails sont cohérents : si les maisons sont étroites, c’est parce que les taxes foncières dépendaient de la largeur des façades, comme au Moyen Âge à Amsterdam.

La ville se raconte d’elle-même, sans exposition : les rues pavées, les toits de tuiles, les murs de briques montrent une cité opulente, bien plus riche que les villages de Velen. Sans aucune interaction, le monde se raconte par ses détails.

Mais derrière cette façade accueillante se cache une cruauté tout aussi violente. Une menace permanente, symbolisée par l’obscurantisme religieux du Feu éternel et la persécution brutale des sorcières et des non-humains. Les bûchers illuminent régulièrement la grande place, symboles tragiques d’une société rongée par la paranoïa, la manipulation politique et la haine raciale. La ville entière semble prise dans une spirale infernale, où la peur devient un outil pour asseoir l’autorité d’un clergé corrompu. ça passe aussi par des détails : les affiches placardées sur les murs, les regards fuyants, la présence constante des gardes, la méfiance à chaque coin de rue. Les thèmes forts de The Witcher – exclusion et racisme – sont incarnés par ces ruelles où le danger rôde, alors même que la ville semble joyeuse au premier abord.

Et puis il y a Skellige. Reliefs escarpés, falaises abruptes, landes battues par le vent… bienvenue en Écosse. Les développeurs sont allés y faire du repérage, comme FromSoftware pour Elden Ring, et ça se sent. Mais ce n’est pas tout : fjords, aurores boréales, drakkars, tout évoque la Scandinavie. Ce mélange d’influences nordiques et celtiques fonctionne à merveille. C’est une ambiance unique, un juste milieu parfait. Dans la version anglaise, les doubleurs ont un accent gaélique. Dommage que la version française n’ait pas tenté de reproduire ça, on perd une dimension culturelle. Visuellement, Skellige est sans doute la zone la plus belle, mais aussi la plus âpre : montagnes ardues, forêts sombres, trajets en bateau solitaires. C’est un lieu où l’on vit à la dure, et c’est ce qui explique les croyances si ancrées.

La critique se porte ici sur les traditions ancestrales qui gouvernent la vie quotidienne des habitants. On le voit avec la quête de Cerys, qui illustre comment ces croyances peuvent devenir des chaînes étouffantes empêchant tout progrès. Udalryk, convaincu d’être maudit et soumis aux voix qu’il croit divines, est en réalité la proie d’un blème, un monstre qui se nourrit de sa culpabilité et de ses superstitions. Cette histoire cristallise la principale thématique de Skellige : une critique des traditions aveugles, où la foi n’est plus une protection mais une prison.

Il y a aussi ce contrat d’apparence anodine demandant de tuer un leshen, mais qui va bien plus loin. Cette quête montre que les croyances et les traditions peuvent avoir des conséquences néfastes si on n’ose pas les remettre en question. Lorsque les superstitions remplacent la raison, lorsqu’elles transforment les monstres en faux dieux, elles rendent les gens vulnérables à la manipulation ou à l’inaction.

Avec tout ça, The Witcher 3 ne se contente pas d’évoquer en arrière-plan ces thématiques : il les aborde frontalement, sans détourner le regard. Guerre, famine, racisme, manipulation idéologique : il nous les montre, nous oblige à les écouter, et va jusqu’à nous les faire ressentir. Une approche audacieuse et encore trop rare dans le jeu vidéo.

Les grandes lignes visuelles du jeu sont déjà impressionnantes, mais les plus petites ne sont pas en reste. À Skellige, les toits sont très inclinés pour éviter qu’ils s’effondrent sous le poids de la neige. Comme ce sont des îles, tout ce qui touche aux bateaux et à la pêche est fondamental, et ça se voit dans l’agencement des villages. Ces détails donnent toujours plus de crédibilité au monde, racontant une histoire sans exiger de dialogues.

Même la flore participe à cette illusion. Si vous pensez que j’exagère, détrompez-vous : même les mauvaises herbes ont été choisies avec soin.

« Si vous voulez faire en sorte qu’un lieu soit crédible, les plantes ont un rôle clé. Les gens connaissent celles qui poussent dans leurs villes natales, même s’ils ne savent pas toujours comment elles s’appellent. Mais s’ils voient ces espèces entourées par quelque chose de nouveau, ça ne va pas coller. Il faut donc faire attention à la manière dont vous les groupez. Par exemple, il n’y a pas de buissons sous un grand chêne, mais plein d’herbe rase. Et les saules se trouvent habituellement sur des berges, accompagnés de joncs. Il s’agit de ne pas choisir les plantes les plus impressionnantes et les plus cool, mais plutôt les plus typiques. » – Michal Buczkowski, infographiste

Et pour être sûrs que tout colle, ils placent tout ça… à la main.

Ce soin du détail ne s’arrête pas à l’architecture ou à la flore. Les costumes et les armures, par exemple, sont directement inspirés de l’histoire. Les soldats de Témérie portent de lourdes armures de plate comme celles du XVe siècle, avec de grands plastrons et des blasons peints sur la poitrine. Les ordres religieux, comme la Rose Ardente, reprennent le modèle des Templiers ou des Chevaliers teutoniques : tabards blancs frappés d’un symbole sacré et hiérarchie monastique. À l’inverse, les Blue Stripes de Roche sont conçus comme des commandos plus mobiles : Roche lui-même porte un chaperon et un long manteau bleu inspirés de la mode bourguignonne du XVe siècle, lui donnant presque l’air d’un marchand aisé – contraste frappant avec les chevaliers engoncés dans leur acier.

On retrouve la même logique pour les vêtements civils : Triss porte un pourpoint ajusté typique du XVe siècle, à la fois pratique et élégant. Jaskier, lui, incarne la Renaissance flamboyante du début du XVIe : couleurs éclatantes, pantalon bouffant, chemise à crevés, chapeau orné d’une plume. Chaque tenue est pensée pour refléter une époque précise et le caractère du personnage. Même quand les développeurs s’autorisent des libertés – les mages portant des fragments d’armure décoratifs, ou les elfes rebelles arborant de vraies queues d’écureuil à leurs costumes – c’est toujours au service du symbole.

Depuis le début, je parle de crédibilité historique, d’objets, de costumes, de toits, de plantes, de tout ce travail minutieux qui rend le monde cohérent, presque palpable. Mais tout ça, aussi impressionnant soit-il, n’est que le décor. Ce qui transforme ce décor en un monde vivant, ce qui lui insuffle vraiment une âme, ce sont ses habitants.

Donner vie au monde

Les PNJ de The Witcher 3 sont étonnamment loquaces. Contrairement à beaucoup de RPG où ils n’ont qu’une phrase en boucle, ici on entend énormément de dialogues différents. Ils sont toujours contextuels, liés à l’endroit ou à un événement précis. Et ça, ça a été un vrai casse-tête à concevoir.

Au départ, le monde de The Witcher 3 devait être totalement organique : chaque PNJ devait suivre une routine précise, un peu comme dans Red Dead Redemption 2. Se lever à telle heure, aller travailler, faire une pause, aller à la taverne le soir, etc. Mais c’était trop complexe à gérer, donc abandonné. Résultat : les PNJ répètent plus ou moins les mêmes actions, mais avec un semblant de réalisme. Par exemple, quand il pleut, ils cherchent un abri. Et surtout, ils parlent. Beaucoup.

Les rumeurs dans The Witcher sont un élément central. Dans les livres déjà, elles donnent le ton. Dès la première nouvelle écrite par Sapkowski, les “on-dit” sont aux honneurs : « On raconta par la suite que l’homme était arrivé par le nord, par la porte des Cordiers. » Tout ce qui entoure le mystère d’Adda, la fille du roi Foltest, victime d’une malédiction la transformant en monstre, est également sujet aux récits oraux qui parsèment Wyzima. Certains y croient, d’autres y voient des balivernes. La rumeur est le moteur, la vérité le but ultime.

C’est un outil de pouvoir, que les magiciens utilisent pour garder le monopole de la magie : quand Geralt demande à Istredd s’il faut vraiment utiliser des ingrédients aussi farfelus que du sang de vierge ou une larme de dragon pour pratiquer la magie, il lui répond que non. « S’il s’avérait que l’on peut tout aussi bien utiliser du sang de porc, bien plus facile à trouver, n’importe quelle fripouille pourrait se lancer dans l’expérimentation des sortilèges. » C’est aussi le pouvoir des réseaux d’espions comme ceux de Dijkstra. Parce que le savoir, c’est le pouvoir. Et c’est pour cette même raison qu’il ne faut pas sous-estimer Jaskier : sa capacité à colporter des informations via ses ballades en fait quelqu’un d’important. La bataille de Sodden, événement majeur de l’univers du Sorceleur, lui doit sa légende.

Les rumeurs servent aussi à créer du mystère autour des personnages, ou même de ressort économique, comme le montre Geralt dans La Saison des orages, en mentant volontairement sur ses épées en disant qu’elles sont faites à partir de minerai de météorite. Un être surnaturel utilise des épées surnaturelles : ça écarte les curieux et fait monter les prix. Bref, on ne s’en rend pas forcément compte, mais la rumeur est omniprésente.

CD Projekt a très bien compris ça. Lorsque la foule accuse le prince Stennis d’avoir empoisonné Saskia dans The Witcher 2, il faut se fier aux témoignages et démêler le vrai du faux. Le jeu ne nous dit jamais ce qu’il en est réellement : on doit faire un choix en âme et conscience, sans réponse claire. Et c’est terrible, parce qu’on ne peut pas être sûr à cent pour cent. Il y a des indices, mais aucune certitude. C’est un choix qui m’a collé à la peau jusqu’à la fin du jeu, d’autant que les conséquences sont énormes. On parle de l’avenir d’un royaume, de la gestion de l’armée, des relations diplomatiques. C’est à la fois frustrant et brillant. The Witcher 3, dans une moindre mesure, commence avec la même structure : pour retrouver Yennefer, Geralt doit demander aux gens du coin et aux Nilfgaardiens ce qu’ils savent. Si la rumeur n’est pas ici déterminante, elle reste un moteur narratif.

Mais dans le 3, elle sert surtout à donner de la vie au monde. C’était déjà présent dans les précédents jeux à petite dose, mais c’est ici poussé à fond via un système appelé « gossip » en interne. Dans les faits, c’est simple : un PNJ va voir un autre PNJ et lui demander s’il a entendu parler de telle histoire. L’autre répond non, et le premier commence à raconter. Voilà comment The Witcher 3 partage des informations sur le monde sans faire d’exposition artificielle. Ce n’est pas anecdotique : ces rumeurs représentent 7000 lignes de dialogue. On n’en a pas toujours conscience en jouant, mais en termes de jeu de rôle et d’immersion, c’est une idée brillante.

En plus de ces rumeurs, il y a tous ces dialogues qui créent un brouhaha constant. On le ressent surtout dans les grandes villes. Là encore, le système est bien huilé : lorsqu’on s’approche d’un PNJ, un “bump input” déclenche un dialogue ; quand on reste près de lui, un “greeting input” en déclenche un autre ; et enfin, l’action manuelle de parler lance une troisième ligne de dialogue. Autant dire qu’il y a une richesse folle.

L’inspiration vient, comme souvent, du réel :

« La première chose que j’ai faite a été d’acheter un petit carnet, que j’avais toujours avec moi. Donc quand j’utilisais les transports en commun, quand je rendais visite à mes parents, mes grands-parents, dès que j’étais dans un lieu de sociabilisation, j’avais toujours mon carnet. Vous savez, les gens disent des choses étonnantes, et dès que quelque chose activait mon “oh, ça pourrait bien être quelque chose d’intéressant à paraphraser ou écrire”, je prenais un stylo et je les écrivais. – Przemysław Sawicki, Living World Designer

Et une dernière anecdote pour démontrer la créativité des devs si y en avait encore besoin : la langue nilgaardienne, qui n’est pas vraiment développé dans les livres à part quelques mots ici et là, a été purement et simplement inventée en mélangeant du Danois et du Norvégien.

L’importance du folklore

Bon, il est temps de s’attaquer à un gros morceau, si ce n’est le plus important du monde de The Witcher : les monstres. Parce que oui, on joue un chasseur de monstres quand même. Concernant les livres, Sapkowski n’a pas eu à chercher bien loin pour créer tout son folklore : il s’est simplement inspiré des mythes et des contes européens. CD Projekt a pris cette base déjà excellente et l’a sublimée encore plus. Allez, on plonge dans le monstrueux… qui ne l’est peut-être pas tant que ça ? Ah non, ça, c’est pour un autre chapitre. Bon, on plonge chez les monstres.

Dès la première nouvelle qu’il écrit, Sapkowski s’inspire d’un conte polonais pour imaginer son histoire. Ça va devenir la marque de fabrique de toutes celles qui vont suivre : qu’il s’agisse de mythologie, de contes, de fables ou même de la légende du roi Arthur, tout sert à enrichir l’univers du sorceleur de mythes qui résonnent en nous.

Et il applique le même procédé à l’entièreté du bestiaire : djinns, succubes, kikimores, goules, tout existe déjà. Parfois c’est transparent, comme avec la Dame du lac qui ne cache pas faire partie des légendes arthuriennes. Les développeurs de CD Projekt reprennent bien sûr les monstres déjà croisés dans les livres, mais ajoutent aussi leurs propres créations : dans le premier jeu, on rencontre pour la première fois un alp, qu’on recroisera ensuite dans Blood & Wine. Dans la mythologie germanique, c’est un démon qui rend visite aux humains pendant leur sommeil et se nourrit de leurs cauchemars (Le Cauchemar, 1781, de Johann Heinrich Füssli), tandis que dans les jeux, ce sont des vampires. Mais on rencontre quand même un monstre qui se nourrit de cauchemars : le blème de la quête de Cerys dans The Witcher 3, autrement appelée la quête du bébé dans le four. Parmi les nouveautés du premier jeu, il y a aussi les Barghests, des chiens spectraux inspirés du folklore du nord de l’Angleterre, qui ont d’ailleurs inspiré la célèbre aventure de Sherlock Holmes Le chien des Baskerville. Et il y a quelques inspirations plus récentes, comme les Vodyanoï, qui vouent un culte à Dagon, une divinité marine directement tirée de l’imaginaire de Lovecraft.

Dans The Witcher 2, il y a moins de monstres originaux, mais quelques-uns tout de même. Le fameux boss qui donne la migraine avec ses QTE horribles, le keyran, s’inspire bien sûr du Kraken. On croise aussi dans l’acte 2 des Draug, des esprits de combattants, inspirés des draugr, les zombies de la mythologie nordique qu’on affronte en masse dans God of War ou Skyrim.

Par contre, dans The Witcher 3, c’est un carnaval. On retrouve ceux déjà croisés, comme les succubes, les spectres de midi et de minuit, les noyeurs, mais aussi beaucoup de nouveaux. Le leshen, par exemple, est un esprit de la forêt qui vient de la mythologie slave. Dans la légende, le leshy (dont le nom se traduit littéralement par forêt) est le maître invisible des bois, qui égare les voyageurs imprudents et s’oppose aux bûcherons – c’est globalement l’idée qu’on retrouve dans le jeu. On a aussi le couvin, appelé poroniec dans la mythologie slave, qui représente l’esprit d’un enfant mort-né ou d’un fœtus avorté, dont la mort est due à des circonstances tragiques. Selon la tradition, l’âme de cet enfant rejeté ne peut pas reposer en paix et devient alors une entité malfaisante. Le seul moyen de l’apaiser était de respecter des formules ou des gestes magiques et de l’enterrer en dehors des cimetières, souvent sous le seuil d’une maison. Et oui, The Witcher 3 a respecté la légende au mot près, même si sa transformation est une invention des développeurs.

Et bien sûr, il y a l’ennemi emblématique de ce troisième opus. La Chasse sauvage, c’est un concept difficile à enfermer dans une seule définition. Dans les mythes germaniques, elle prend la forme d’une armée de spectres menée par un dieu ou un roi déchu, qui traverse le ciel pour emporter les âmes. Dans les traditions celtiques, on la rapproche plutôt de processions d’esprits ou de cavalcades féériques. Chez les Scandinaves, c’est l’armée d’Odin, associée à la guerre, à l’hiver et à la fin des temps. On retrouve donc toujours les mêmes éléments, mais leur interprétation varie selon les régions et les époques.

Dans The Witcher 3, la Chasse sauvage prend une forme très différente. Ce ne sont pas des spectres, mais une armée d’elfes d’un autre monde, les Aen Elle, menés par Eredin. Leur magie et leur passage entre les sphères leur donnent une apparence spectrale, et c’est pour ça que les humains les associent aux légendes. Le jeu mélange plusieurs influences : la peur d’une armée venue du ciel, héritée des mythes germaniques, la cavalcade terrifiante des traditions celtes, et l’idée d’une force guerrière inarrêtable qu’on retrouve dans les récits nordiques. La Chasse de The Witcher n’est donc pas la copie d’une seule tradition, mais une réinterprétation qui transforme un motif folklorique diffus en un ennemi concret, identifiable et central à l’intrigue.

Toutes ces références qu’on vient de citer, et bien d’autres encore, sont employées de manière très maligne : elles ancrent l’univers dans un certain réalisme. Elles invoquent des créatures et des mythes qu’on connaît tous, au moins partiellement, et ça induit une familiarité immédiate. C’est à la fois ludique – on prend plaisir à reconnaître les références et à être surpris par leurs variations – et profondément thématique : ces récits tordus qu’on a découverts enfants gagnent une complexité morale et une gravité nouvelles, tout en restant raccord avec l’ambiance mature de la saga. Ça crée un dialogue constant entre les livres, les jeux et le patrimoine littéraire mondial, et ça leur donne un niveau de lecture supplémentaire. On pourrait croire que ces références alourdiraient le récit ou casseraient l’immersion, mais c’est tout le contraire : elles leur donnent une résonance particulière. En plus, en mélangeant différentes cultures, elles offrent à la saga une dimension universelle, puisque toutes les peurs et croyances y coexistent, tout en affirmant la singularité de son enracinement slave. Bref, c’est un procédé que j’adore.

Et il y a aussi toutes ces références invisibles pour nous – par nous, j’entends ceux qui ne connaissent pas bien la culture polonaise. Par exemple, la quête de la tour aux souris, excellente quête horrifique, est une référence à une légende polonaise très connue qui date du XIIe siècle.

Il y a bien longtemps, régnait Popiel II, un roi cruel qui menait son peuple à la ruine. Ses douze oncles vinrent essayer de le raisonner, mais sous l’influence de sa femme, il les fit empoisonner et jeta leurs corps dans un donjon au bord d’un lac. Mais les dieux ne laissèrent pas ce crime impuni : des hordes de souris surgirent du château. D’abord quelques-unes, puis des milliers, qui envahirent les couloirs et assiégèrent la grande tour. Popiel et la reine s’enfuirent sur un îlot rocheux, croyant échapper à la marée grouillante. Mais les rongeurs se jetèrent à l’eau et formèrent un pont vivant jusqu’à la tour. Ils grimpèrent en colonnes, submergèrent le couple et les dévorèrent vifs. Le lendemain, il ne restait de Popiel que des os blanchis. Depuis ce jour, on appelle cet endroit la Tour aux Souris – une légende qui rappelle que l’abus de pouvoir attire toujours la vengeance.

Oui, les légendes polonaises ne rigolent pas. Autre exemple, plus léger : lors du contrat « Le Dragon » sur Skellige, une question peut surprendre si on n’a pas la référence. C’est une allusion à la légende du dragon de Cracovie, où un cordonnier réussit à tuer un dragon qui terrorisait la ville en lui faisant manger un mouton rempli de soufre.

Et quand ils ne puisent pas dans l’histoire, les légendes ou les cultures locales, ils vont carrément chercher dans la pop culture pour placer quelques clins d’œil ici et là. Parfois subtils, parfois évidents. Bref, il y en a énormément.

Tout ça donne au monde de The Witcher une aura particulière. D’un côté, un vent de fraîcheur avec tout l’apport de la culture slave qu’on connaît assez peu. J’avais jamais entendu parler de couvin, de leshen ou de strige avant de jouer à ces jeux, et encore moins des légendes polonaises. Et d’un autre côté, des références inattendues dans un univers de dark fantasy qui se prend au sérieux. On pourrait croire que ça casserait l’immersion, mais c’est tout le contraire : c’est intégré avec justesse, ça crée une connivence avec les développeurs, on partage leurs références. En fait, c’est comme Player One, mais en bien fait !

Une aire de jeu

Un monde ouvert aussi gigantesque doit être vivant. Des coffres à trouver, des bandits à abattre, des petites quêtes de quelques minutes : tout doit trouver un équilibre. Trop d’activités, et le joueur croule sous la surcharge cognitive ; pas assez, et le monde paraît vide.

Mais il y a quand même une zone qui a bien pris la tête aux développeurs : Skellige. On se souvient tous de ces points d’interrogation au beau milieu de nulle part qui nous ont rendus fous. Et encore, à la base, c’était pire.

Durant un stream anniversaire pour les 20 ans de CD Projekt, Philippe Weber expliquait que les développeurs s’étaient rendu compte tardivement d’un problème : il n’y avait que des grosses quêtes. Ils ont donc décidé de disséminer des quêtes plus petites, de quelques minutes, en 2013. Puis, en 2014, soit quelques mois avant la sortie, ils ont ajouté ces fameux points d’interrogation pour remplir la carte. Sauf qu’à la base, ils avaient eu une idée bien meilleure : un système plus organique, basé sur la découverte. On ne sait pas pourquoi ils sont finalement revenus à une approche plus classique, mais ils semblent en avoir tiré les leçons – et on peut espérer une exploration plus naturelle dans The Witcher 4, puisque Philippe en est désormais le designer en chef du monde.

ça dit, c’était leur premier monde ouvert. Et c’est aussi en faisant des erreurs qu’on apprend. C’était également la première fois qu’ils intégraient une monture. Pour trouver l’inspiration, ils ont observé les ténors du genre comme Red Dead Redemption et Skyrim. Le résultat est un compromis entre réalisme et accessibilité : on peut activer un pilotage automatique pour qu’Ablette suive la route toute seule, ce qui permet de profiter du paysage. Autre mécanique intéressante : la peur d’Ablette, qui incite à ne pas foncer tête baissée dans les ennemis sous peine d’être désarçonné. CD Projekt a même eu assez d’autodérision pour en rire. Le célèbre poisson d’avril sur le DLC « Roach » en est la preuve : transformer une faiblesse en force marketing, c’est un signe de maîtrise.

Par contre, il y a un élément où ils se sont plantés. C’était la norme à l’époque, mais aujourd’hui, la dépendance à la mini-carte paraît évidente. On ne peut pas se repérer sans la regarder toutes les trente secondes. On a de magnifiques décors, des lieux pleins de vie, mais on passe souvent à côté parce qu’on suit une ligne jaune. La mise à jour next-gen a atténué le problème en rendant la mini-carte optionnelle via le sens du sorceleur, mais ça reste perfectible. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas adopté le système de boussole de Skyrim, plus intuitif. En l’état, cette mini-carte et les points d’interrogation à outrance sont les deux gros défauts de l’exploration.

Le monde ne se contente pas d’être vaste : il repose aussi sur des systèmes cohérents. Les prix varient selon les régions et les marchands, et les développeurs voulaient que l’argent garde un poids réel. Mais ils savaient que les joueurs tenteraient de contourner leurs règles. Le cas le plus célèbre, c’est celui des « vaches de Blanchefleur » : certains tuaient les deux vaches du village en boucle pour revendre leurs peaux. La réponse de CD Projekt a été brillante : plutôt que de patcher bêtement, ils ont ajouté un chort de haut niveau qui surgit si on abuse du système. Une sanction brutale, mais drôle et logique dans l’univers, qui a marqué les esprits.

Voilà, on a retourné la carte, soulevé les toits, vidé les placards et tendu l’oreille aux rumeurs. The Witcher ne décrit pas son monde : il le fait transpirer par la boue, les taxes, les herbes qui poussent au bon endroit et les commères qui parlent trop. C’est pour ça qu’on y croit. Ce monde tient parce qu’il est écrit dans la pierre et dans la poussière, dans les voix anonymes, dans les mensonges utiles et les superstitions tenaces. Rien n’est gratuit, tout raconte. On a vu le décor vivre, mais ce qui nous accroche, c’est la façon dont il nous est montré. On a la matière, voyons maintenant la main du marionnettiste.

CHAPITRE III : Les mots ont un sens. Les gestes aussi

Je crois que ça commence à se dessiner doucement mais sûrement, The Witcher n’est pas un jeu comme les autres. Histoire d’en rajouter une couche, on va jouer à un petit jeu. On va analyser plusieurs dialogues tirés de différents jeux pour comprendre l’énorme fossé qui sépare The Witcher 3 de ses contemporains. Et je parle bien de dialogues, pas de cinématiques bourrées de money shots qui ont englouti la moitié du budget.

On va commencer avec Horizon Zero Dawn, sorti en 2017. On est sur un champ-contrechamp très classique, où l’on alterne entre le point de vue des deux personnages. La synchronisation labiale est plutôt correcte et il y a quelques mouvements, mais on reste sur quelque chose de très statique : zéro émotion dans le regard ou dans la gestuelle. Tout est raide.

Prenons-en un autre. Dragon Age Inquisition, sorti juste quelques mois avant The Witcher 3. C’est un peu plus dynamique : des plans d’établissement qui permettent de mieux comprendre le placement des personnages, les corps ont une gestuelle un peu plus souple, globalement la mise en scène respire un peu plus. Mais le problème reste le même : les personnages pourraient dire n’importe quelle phrase, ça ne se verrait pas sur leur visage. Qu’ils soient tristes, déçus, étonnés ou qu’importe, aucune émotion ne passe à travers leurs expressions faciales.

Et donc, The Witcher 3. Et là, ça saute aux yeux. La supériorité de The Witcher 3 comparée aux deux autres, pourtant sortis à la même période et avec des contraintes de production équivalentes, est accablante.

Les développeurs ont méticuleusement travaillé chaque dialogue : les sourcils se froncent, les épaules se haussent, les bras bougent de manière cohérente. L’émotion du personnage est véhiculée par une foule de microdétails qui, une fois cumulés, les rendent authentiques. La caméra bouge, alterne entre gros plans et plans larges, entre un personnage ou deux dans le cadre. Elle est dynamique, et ne se contente jamais d’un simple champ-contrechamp. Elle se place toujours là où c’est nécessaire pour appuyer l’émotion.

La mise en scène sert aussi de vecteur narratif, et bien plus qu’on pourrait le croire. Elle nous fait intégrer des informations de manière inconsciente, sans qu’on s’en rende compte, simplement par le décor ou le placement des personnages.

Comment les développeurs ont-ils atteint ce niveau de qualité à une époque où les mondes ouverts se souciaient plus de remplir le monde que de la qualité des dialogues ? Et surtout, comment en produire une telle quantité ? Parce que là, on parle quand même de trente-cinq heures de dialogues.

Là encore, la réponse se trouve dans leur moteur, le REDEngine. Il permet aux développeurs de créer un système très peu utilisé, notamment pour les mondes ouverts. En fait, The Witcher 3 se compose de deux types de cinématiques différentes : les dialogues et les cinématiques plus traditionnelles. Les dialogues, c’est ce qu’on retrouve en très grande majorité dans le jeu, à savoir des conversations entre des personnages. Puis il y a les cinématiques, où l’on peut voir des mouvements plus complexes, à la fois des personnages et de la caméra.

Contrairement à beaucoup de jeux qui utilisent des vidéos pré-rendues pour les moments importants, The Witcher 3 utilise toujours le moteur du jeu, ce qui rend indiscernables les dialogues basiques des cinématiques en termes de qualité visuelle. Sur les trente-cinq heures de dialogues, il n’y a que deux heures et demie de cinématiques. Et si ça fonctionne aussi bien, c’est parce que les deux se basent sur la même logique : des legos.

Chaque cinématique suit un processus de création similaire, qu’on peut diviser en quatre étapes : l’écriture, l’intégration dans une quête, la mise en scène, puis la post-production. On va voir ça dans l’ordre, même si la dernière partie, qui concerne les ajustements visuels, est moins essentielle.

Pour l’écriture, c’est assez simple : c’est le texte qui doit être dit dans la cinématique, avec l’intégration des choix multiples. Et je dis simple, mais avec les choix, ça peut vite devenir complexe. Pour s’y retrouver, les développeurs utilisent une structure en forme de graphique.

Durant l’intégration dans la quête, ils choisissent quand doit se dérouler le dialogue, avec qui et où. Là encore, ça peut varier en fonction des choix, d’où le fait que ce soit la deuxième étape et non la première.

C’est là qu’intervient la logique des legos : la mise en scène. Le REDEngine structure une cinématique sur une timeline avec différentes couches, comme le fait un logiciel de montage. Les deux du haut concernent les voix, et toutes celles en dessous concernent les éléments présents dans la scène et la façon dont ils sont montrés : les personnages, leur gestuelle, leurs animations faciales, les angles de caméra, la lumière, les objets, la météo, et une foule de détails. Chaque élément peut être rallongé ou raccourci, et plusieurs peuvent être placés simultanément. Par exemple, une animation de Geralt peut être ralentie, déplacée durant le dialogue, liée à une animation faciale, etc.

Créer trente-cinq heures de dialogues avec cette méthode, c’est un travail titanesque : des centaines, voire des milliers d’heures de travail. Pourtant, CD Projekt a trouvé une solution brillante, et pour le coup, c’est une première dans l’industrie. Leur arme secrète ? Un générateur de cinématiques. Oui, un algorithme qui pose les bases des scènes, comme un assistant virtuel pour les développeurs. On lui donne en entrée les différents éléments de la scène – les personnages, leurs positions, etc. L’algorithme va chercher dans une base de données les règles cinématographiques que lui ont données les développeurs, comme la règle des 180 degrés, et à partir de ça, il génère la scène tout seul avec le placement de la caméra, les gestes, les animations faciales, et ainsi de suite.

Et si le résultat ne convient pas, on peut lui demander d’en générer un autre. Mais contrairement à ce qu’ont titré certains médias, il ne s’agit pas d’un système autonome. Les développeurs repassent toujours derrière pour replacer à la main certains éléments ou en ajuster d’autres. Ce n’est pas l’algorithme qui crée la mise en scène, mais l’humain qui la sublime. L’algorithme pose les premières briques, parfois n’importe comment, et un animateur vient corriger et perfectionner. C’est un gain de temps immense, car il n’y a pas à tout placer manuellement, et un gain d’efficacité : toutes les cinématiques de The Witcher 3 ont été réalisées par une équipe de seulement quatorze personnes.

Mais pour que ça marche, il faut que l’algorithme puisse choisir parmi de nombreuses animations. Les animateurs ont donc créé une immense base de données qui comprend 2400 animations en tout genre : gestuelles, expressions, regards, poses, bref tout ce qui peut dynamiser et crédibiliser les dialogues.

C’est intelligent, car ça permet d’économiser énormément de temps et d’argent. Plutôt que de devoir faire de la motion capture pour chaque geste de toutes les scènes du jeu, comme le font God of War ou The Last of Us Part II, ici les sessions servent à capturer des animations de base qu’on peut ensuite réutiliser comme on veut, quel que soit le contexte ou le personnage. L’avantage est triple : d’abord, ça réduit considérablement le temps de motion capture ; ensuite, c’est une économie financière importante, car la motion capture coûte cher ; enfin, ça permet au moteur de s’adapter facilement aux variations des différentes langues, comme on va le voir dans un instant.

Et pour l’anecdote, ce procédé de bibliothèque d’animations n’est pas exclusif à CD Projekt : on le retrouve aussi dans Mass Effect, Skyrim, ou encore Baldur’s Gate 3, qui, selon Larian, s’est largement inspiré de la méthode de CD Projekt.

Bon, il y a bien sûr les vraies cinématiques, avec des mouvements complexes, qui nécessitent des sessions de motion capture dédiées. Mais on passe de trente-cinq heures à seulement deux heures et demie, ce qui est bien plus raisonnable.

Doublage

Et donc, ce système aide énormément pour la localisation.

The Witcher 3 est doublé en quinze langues différentes, et forcément, chaque langue a son propre rythme. On ne place pas les pauses au même moment, on ne dit pas la même chose avec le même nombre de mots. Dans le jeu vidéo, ça donne souvent des synchronisations labiales désastreuses. Avec son système, CD Projekt résout le problème facilement : il suffit de rallonger ou d’écourter les éléments de la scène pour que tout colle. Si un dialogue prend douze secondes en anglais et quatorze en français, on « étire » la timeline pour que le rythme fonctionne.

Et puisqu’on parle de localisation, parlons du doublage français, qui est au moins aussi bon que celui en anglais – et selon moi, il est même meilleur. Dans le rôle de Geralt, on retrouve Daniel Lobé, et quand je suis tombé sur une interview de lui, j’ai été surpris d’entendre Geralt avec des intonations plus variées. Daniel est passé de monstre à sorceleur, un retournement de veste comme on en a rarement vu. Il est arrivé à partir du deuxième opus. Dans le premier, c’était Patrice Baudrier, la voix officielle de Jean-Claude Van Damme. Et la voix de Vesemir, c’est celle du regretté Benoît Allemane, doubleur de Morgan Freeman.

Mais pour en revenir à The Witcher 3 et à Daniel Lobé, il faut dire qu’il a de l’expérience. Même en dehors de lui, le reste du casting est excellent : Yennefer est interprétée par Rafaèle Moutier (qu’on a aussi entendue dans God of War), Dijkstra est doublé par Frédéric Souterelle (voix française de Kratos), Triss par Marie Chevalot (vue dans Lastman), et Feodor Atkine prête sa voix à Emhyr (connu pour Docteur House et Jafar). Bref, le casting entier est irréprochable et contribue à faire de The Witcher 3 l’une des meilleures VF du jeu vidéo.

On doit cette qualité au studio Arsec, société de doublage parisienne spécialisée dans le jeu vidéo et responsable de nombreuses excellentes VF. Selon eux, CD Projekt a suivi de près la traduction :

« Les fichiers étaient toujours extrêmement clairs et CD Projekt fournissait beaucoup d’informations sur le contexte, répondait rapidement à tous les traducteurs et commentait régulièrement les textes. C’est assez rare pour être souligné. »

Traduction

Mais la qualité de la localisation dépend surtout de la traduction, et là-dessus, sans surprise, le travail a été colossal. Un jeu aussi narratif que The Witcher 3 doit être irréprochable dans sa traduction. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, beaucoup d’éléments du jeu sont inspirés de la culture slave, et il faut réussir à rendre ces références compréhensibles à un public qui n’en a aucune connaissance. C’est pour ça qu’une équipe chez CD Projekt se concentre entièrement sur cette tâche. Leur objectif : que n’importe quel joueur dans le monde ait l’impression que le jeu a été développé dans sa langue.

Le script original a été écrit en polonais, avec la collaboration de Borys Pugacz-Muraszkiewicz, qui s’occupe de la version anglaise et y apporte quelques changements. Mais au-delà de ça, un travail minutieux a été effectué pour chaque langue. Au point que certains membres de l’équipe affirment qu’il n’y a pas de langue originale pour The Witcher 3.

En pensant ainsi, on évite la traduction directe d’éléments culturels propres à une langue. C’est souvent un problème lorsqu’on traduit de l’anglais vers le français : une expression très connue aux États-Unis n’a pas toujours d’équivalent naturel en français. Dans The Witcher, les noms des lieux et des personnages viennent soit des livres, donc bénéficient déjà d’une traduction, soit d’une logique interne : Blanchefleur s’appelle ainsi parce qu’il y a des vergers autour. Que ce soit White Orchard ou Blanchefleur, c’est le lieu qui définit le nom, pas la traduction.

Ceci dit, le jeu est lui-même empreint de culture européenne, peu importe la langue. Les traducteurs essaient donc de se rapprocher le plus possible du concept d’origine, d’utiliser des termes qui véhiculent l’idée de la manière la plus juste possible.

Mais The Witcher 3 est un cas particulier, car il a été traduit dans quinze langues, très différentes culturellement. Certaines sont plus strictes que d’autres sur le plan moral ou culturel, ce qui impose des adaptations spécifiques. Par exemple, au Japon, on peut montrer des bras ou des jambes coupés, mais surtout pas d’intestins – il est interdit de montrer l’intérieur d’un corps.

On ne s’en rend pas forcément compte, mais The Witcher n’a pas seulement inspiré par son écriture : il a aussi marqué par sa mise en scène. En 2015, il était rare de voir des jeux grand public accorder autant d’importance à l’écriture, et encore plus à la qualité des dialogues et à la façon de les filmer. Il y avait bien sûr des exceptions comme Uncharted, mais ce sont des aventures d’une dizaine d’heures tout au plus, là où The Witcher 3 est un monde ouvert qui peut facilement s’étaler sur cent heures.

Et c’est bien là le coup de maître : prouver qu’un RPG tentaculaire pouvait filmer ses personnages comme un film, sans jamais sacrifier la lisibilité ni l’émotion. Après The Witcher 3, de nombreux RPG en monde ouvert ont suivi ses traces, et aucun n’a négligé la mise en scène de ses dialogues. Le meilleur exemple est sans doute Baldur’s Gate 3, qui reprend presque à la lettre l’idée que chaque interaction mérite un traitement cinématographique. C’est désormais une évidence, mais en 2015, c’était une révolution discrète – un changement de standard qui a influencé toute une génération.

Mais bien sûr, il manque encore une chose, sans laquelle cette mise en scène ne serait qu’un bel emballage : des mots qui valent la peine d’être filmés. Parce qu’une caméra peut donner du relief à un geste, mais elle ne suffit pas à donner du poids à un dialogue. Et oui, c’est le moment de parler de l’écriture.

CHAPITRE IV : à choisir entre deux maux, je n’en choisis aucun

Bon, c’est probablement le moment de la vidéo que vous attendiez tous, celle qui a mis tout le monde d’accord, celle qui a fait de The Witcher 3 le jeu culte qu’il est devenu – son écriture. Mais avant ça, j’aimerais qu’on remonte un peu dans le temps, qu’on retourne dans les années 90. Parce que les livres The Witcher ont une place très particulière en Pologne.

L’écriture des livres

Lorsque Sapkowski entame la saga du sorceleur après les deux recueils de nouvelles, il écrit beaucoup. Un livre par an, qui sont publiés de 1994 à 1999. Avec les aventures de Ciri et de Geralt, Sapkowski devient une véritable star en Pologne – on le compare à Tolkien et aux plus grands auteurs polonais. The Witcher devient presque une sorte d’icône nationale. Mais alors, pourquoi ?

Bon déjà, comme je l’avais dit il y a fort longtemps au début de cette vidéo, la fantasy était considérée comme un genre stupide en Pologne dans les années 90. Alors voir une saga très bien écrite, avec moult références historiques et folkloriques, qui raconte presque autant une partie de l’histoire de la Pologne que de celle d’un monde fictif, ça chamboule les idées reçues. Et les thèmes abordés sont aussi très matures : The Witcher relie un trope classique de la fantasy, à savoir la haine entre différentes races intelligentes, avec l’histoire de l’humanité. Derrière le souffle épique se cache une réflexion sur le fanatisme, la tolérance, la manière dont les sociétés traitent « l’Autre » et les conséquences que ça peut avoir. C’est cet ancrage dans le réel qui distingue nettement l’œuvre de Sapkowski dans le panorama de la fantasy. Parce que ces références, qu’elles soient mythologiques ou tirées d’événements historiques comme on l’a vu dans le chapitre 2, sont loin d’être des clins d’œil gratuits. Elles servent un propos thématique central : la dénonciation du racisme et l’interrogation sur la notion de monstruosité.

Alors, il est bon ton de préciser que The Witcher n’est pas le seul à centrer son récit sur le flou moral autour de l’humanité. C’est même carrément un sous-genre de la fantasy, qu’on appelle la gritty fantasy. Et si le terme ne vous dit rien, vous connaissez quand même son représentant le plus populaire : Game of Thrones. Mais contrairement à l’œuvre de Martin, The Witcher sort des sentiers battus. Parce que oui, quoi qu’on en dise, certains personnages dans Game of Thrones sont gentils et d’autres sont méchants, ça c’est évident. Alors que dans The Witcher, absolument tout le monde est flou, à commencer par Geralt, qui est loin d’être un parangon de vertu. C’est un professionnel, un chasseur de monstres rejeté par la société, qui s’adapte à un monde cynique et sombre. S’il aide les gens et sauve des vies, ce n’est pas par bonté d’âme mais bien pour gagner sa vie. Et pourtant, derrière cette apparente distance, cette froideur même, malgré sa profonde volonté de neutralité et son envie de ne jamais choisir le moindre mal, il y est régulièrement forcé et c’est là où il montre toute sa compassion, son envie de bien faire. S’il s’engage dans quelque chose, ça ne part pas d’une impulsion humaniste oui, mais par contre ses actions par la suite, elles, le sont. The Witcher, c’est 50 nuances de gris : chaque personnage l’est, mais d’une teinte plus ou moins foncée.

Mais on y reviendra un peu plus tard, parce qu’il y a un parallèle dont il faut à tout prix parler pour comprendre l’impact de The Witcher en Pologne.

Il faut savoir que Sapkowski se revendique très clairement comme l’héritier de Henryk Sienkiewicz, un auteur du XIXe siècle qui est une figure fondamentale de la littérature polonaise. Imaginez-le un peu comme le Victor Hugo polonais. Il est étudié à l’école, et il a par ailleurs reçu le prix Nobel de littérature en 1905, donc oui, le gars pèse.

À son époque, au XIXe donc, le contexte est un peu compliqué : la Pologne est partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, et bien évidemment toute forme de patriotisme est réprimée par les autorités. La censure tsariste et prussienne est omniprésente. Pour la contourner, Sienkiewicz utilise un système de double référence : dans son livre Par le fer et par le feu, il raconte le soulèvement cosaque contre la république des Deux-Nations – le royaume Pologne-Lituanie – au XVIIe siècle. Mais en fait, les thèmes abordés, notamment la lutte pour la liberté, la résistance face à l’oppression et l’unité nationale, résonnent forcément avec la situation que vivent les gens à ce moment-là : sans jamais parler frontalement de ce qu’il se passe, Sienkiewicz réussit néanmoins à passer des messages patriotiques et à critiquer les puissances occupantes.

Vous vous demandez sûrement où je veux en venir avec ça. Eh bien, Sapkowski utilise exactement le même procédé : il déploie un « double discours » qui renvoie à la fois à la période médiévale dépeinte et à la Pologne contemporaine. Sous couvert d’une aventure de fantasy, il aborde indirectement des sujets sensibles de l’histoire polonaise récente. The Witcher peut se lire à un premier niveau comme un pur divertissement de dark fantasy, mais en Pologne, il y a aussi un deuxième niveau.

En fait, Sapkowski parle indirectement de l’histoire de son pays durant le XXe siècle, et plus précisément de l’antisémitisme. Ses romans sont publiés à un moment charnière où la société polonaise redécouvre des pans occultés de son passé concernant la Shoah et le sort des Juifs polonais. C’est durant cette période que sont publiés des ouvrages et témoignages clés, notamment le film Shoah de Claude Lanzmann, l’article choc de Jan Błoński en 1987 sur la responsabilité polonaise face au génocide, puis en 2001 le livre Les Voisins de Jan Gross, qui décrit le massacre de plus de 1500 habitants juifs d’une petite ville polonaise par leurs voisins en 1941. Bouquin qui a valu à son auteur l’opprobre d’une partie de la population polonaise et du gouvernement. Parce que oui, la Pologne semble avoir du mal à accepter tous les pans de son histoire. Preuve en est, en 2018 était proposée une loi qui devait condamner à trois ans de prison « toute attribution à l’État polonais de crimes contre l’humanité » pour, je cite, préserver la réputation de la Pologne. Certes, la proposition a été largement refusée, mais elle montre bien que le sujet est dans le débat public, encore aujourd’hui. Et cerise sur le gâteau : cette proposition de loi était souvent surnommée « lex Gross », en référence à l’historien polonais Jan Gross.

De son côté, Sapkowski participe au renouveau mémoriel qui travaille la Pologne dans les années 1980-1990, en transposant la persécution des Juifs dans son univers à travers celle des non-humains. Pour moi, le passage le plus évident se situe à la fin du dernier tome, donc attention spoiler. L’histoire de Geralt se termine par un pogrom dans le ghetto du quartier nain à Rivie. Et déjà rien que là, les mots employés sont clairs : le terme pogrom est historiquement utilisé pour les massacres antisémites en Europe de l’Est, et le terme ghetto désignait à sa création au XVIe siècle un quartier imposé aux Juifs par les autorités politiques d’un État pour les séparer de la population non juive. Certes, le terme a évolué depuis, mais parler d’un pogrom dans un ghetto, on ne peut pas faire plus transparent. Bref, ce pogrom aboutit à un véritable massacre où Geralt perd la vie en essayant de défendre les nains face à une foule débordante de haine. Et on ne parle pas d’une mort héroïque, on parle ici d’un simple paysan qui lui met un coup de fourche dans le dos. Et justement, vous vous rendez compte du message de l’auteur ? Il tue son personnage principal lors d’un pogrom, et pas que lui d’ailleurs parce que Yennefer aussi perd la vie. Je crois qu’on ne peut pas faire plus direct comme message.

Et pourtant, dans l’ensemble, Sapkowski le fait avec beaucoup d’ironie et sans jamais donner de leçon explicite. Il ne sort jamais ses gros sabots, préférant laisser le lecteur tirer ses propres conclusions. Mais le message n’en est pas moins clair : la xénophobie, le racisme et la haine de l’autre sont parmi les véritables monstres que ses héros doivent affronter. À travers les malheurs infligés aux non-humains, le lecteur polonais peut lire une métaphore de l’exclusion des Juifs ou d’autres minorités dans son propre pays. Par exemple, l’image récurrente des non-humains forcés de porter des insignes distinctifs ou confinés dans des ghettos sous surveillance évoque les réalités de l’Occupation nazie, tandis que les massacres de masse commis par la foule rappellent les terribles pogroms de Kielce ou de Jedwabne. Sapkowski n’accuse personne, mais il montre les mécanismes. Il suggère en filigrane une réflexion sur la responsabilité collective et la nécessité de briser le cycle de la haine – des enjeux encore malheureusement bien réels aujourd’hui.

Bon après quand je vous en parle comme ça, ça peut avoir l’air pesant à lire, mais ne vous y trompez pas, cette lecture « sérieuse » n’enlève rien au côté divertissant de la saga. Mais quand même, c’était important de le souligner parce que ça explique pourquoi en Pologne, The Witcher a pu être perçu comme allant au-delà du simple roman de genre. Donc oui, ce n’est pas déconnant que Sapkowski ait acquis la stature d’un Tolkien national, ou que Geralt soit devenu une figure emblématique de la culture polonaise contemporaine. La saga du Sorceleur combine un imaginaire local et une portée universelle, ce qui la place dans la lignée des grandes œuvres où une nation se raconte à elle-même et au monde.

The Witcher 1 et 2

Et donc, quand CD Projekt récupère les droits, vous vous doutez bien qu’ils veulent un jeu irréprochable. Surtout que niveau adaptation, The Witcher n’est pas vraiment gâté : il y a eu un film et une série polonais sortis en 2001, et les deux se sont fait massacrer par les fans. Dites-vous qu’ils étaient tellement scandalisés qu’ils ont même fait des manifestations pour interdire leur diffusion.

Quand CD Projekt commence à créer un prototype du jeu en 2001, ils décident très rapidement de deux choses primordiales. La première, c’est de ne pas adapter l’histoire des livres : ils savent que peu importe ce qu’ils feront, les fans trouveront forcément quelque chose à redire, et de toute façon la densité du scénario d’une saga de cinq livres ne tiendrait pas dans un seul jeu. La meilleure solution à leurs yeux, c’est de proposer une histoire originale avec des clins d’œil pour les fans. Et selon moi, c’est une excellente idée. Parce que, quand je regarde une adaptation en connaissant le matériau d’origine, les absences me marquent toujours plus que les réussites. Même une adaptation réussie comme le Dune de Denis Villeneuve, je suis quand même frustré de ne pas retrouver tout l’aspect mystique ou métaphysique de l’épice. En choisissant de créer un scénario original, CD Projekt évite la comparaison avec les livres, tout en étant pourtant en connivence avec les fans. Et ils vont pousser le bouchon jusqu’au bout : comme c’est un RPG, le protagoniste est entièrement créé par le joueur, Geralt n’est qu’un simple PNJ qui nous file un coup de main.

La deuxième décision qu’ils prennent, c’est d’engager des auteurs compétents. Deux personnes répondent à l’appel : Jacek Komuda et Maciej Jurewicz. Le premier est auteur et historien, plutôt connu en Pologne pour ses romans historiques, et c’est aussi le co-créateur d’un jeu de rôle se déroulant dans la Pologne du XVIIe siècle. Concernant le second, il est spécialisé dans l’écriture de scénarios pour le jeu vidéo. Ces deux-là se disent qu’il faut simplifier l’histoire à fond. Parce que oui, The Witcher est connu en Pologne, mais absolument pas en Occident, pas à ce moment-là. Donc, on dit au revoir à Yennefer et Ciri, histoire de rendre le scénario abordable pour ceux n’ayant pas lu les livres. On évite d’avoir à expliquer la relation je t’aime moi non plus avec Yen, on évite d’avoir à tout expliquer concernant le sang ancien, tout ce qui a pu se passer pendant les livres et tout le tralala.

Et donc ils bossent dessus pendant un an. Le script devient gigantesque, il atteint carrément les 600 pages. Et pour le faire découvrir aux membres de l’équipe, ils l’écrivent comme un jeu de rôle, une super idée pour un RPG. Une fois que le prototype finit par tenir debout, CD Projekt part à la recherche d’un éditeur – et c’est le flop total. Personne ne veut de ce jeu, qui ressemble juste à un clone mal foutu de Dark Alliance, en plus mou. Alors le couperet tombe, le projet est annulé. Il y a aussi une autre raison, plus importante encore que le refus des éditeurs, mais ça je le garde pour plus tard.

Bref, on est aux alentours de 2002 et les fondateurs de CD Projekt décident de repartir à zéro avec les quelques personnes qui veulent les suivre. Ils décident aussi d’employer plus de gens pour avoir une équipe solide, et parmi les nouvelles recrues, on peut notamment citer Artur Ganszyniec qui va réécrire entièrement le scénario en quelques mois seulement. Enfin, pas tout seul : il y a aussi Marcin Blacha et Sebastian Stepien, qui vont prendre du galon par la suite puisqu’ils seront responsables des scénarios des prochains jeux. Et déjà à l’époque, c’est en partie grâce à eux que The Witcher 1 obtient l’excellent scénario qu’on lui connaît aujourd’hui.

On pourrait se demander pourquoi ne pas avoir repris le scénario imaginé à la base ? Déjà parce qu’il est beaucoup trop épais et trop vaste pour convenir à cette nouvelle mouture qui est moins ambitieuse sur le plan scénaristique. Et aussi parce qu’entre-temps, il a été décidé que Geralt serait finalement le personnage principal. Ce changement, c’est une histoire à s’arracher les cheveux, mais ça aussi je le garde pour plus tard. Et donc, le changement de personnage principal oblige à réécrire complètement le scénario. Il faut réécrire les dialogues, coller autant que faire se peut au Geralt des livres, et ainsi de suite. Donc quelques éléments sont repris de la première version, comme l’attaque de Kaer Morhen dans l’intro, mais la majorité est jetée à la poubelle.

Et donc, la question la plus épineuse, c’est le respect des livres, ou tout du moins placer le jeu dans leur continuité. Pour les fans des livres, jouer à The Witcher 1 peut faire un choc : Triss a pris la place de Yennefer qui a disparu, tout comme Ciri. Mais comme on l’a dit, le but est ici de s’ouvrir à un public qui a pu lire les livres ou ne pas les lire : il faut que l’histoire soit compréhensible dans les deux cas. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de références, notamment avec Shani, Zoltan ou encore Jaskier, mais il faut à tout prix que les non-initiés puissent suivre sans avoir l’impression de prendre le train en marche. Et pour ça, le trope le plus commun, c’est l’amnésie.

Dans le cas de The Witcher, l’utilité est double. D’une, l’amnésie permet d’accueillir les nouveaux, et de deux, elle justifie le comportement de Geralt. S’il venait à ressusciter alors que Ciri et Yennefer ont disparu, il se mettrait immédiatement à leur recherche et l’intrigue prévue par les devs ne tiendrait plus debout. D’ailleurs, c’est ce qu’il fait dans le trois après avoir retrouvé la mémoire dans le deux. Et petit bonus, ça permet aussi d’approfondir le game design, parce que dans le premier The Witcher, on ne peut récupérer des ingrédients sur les monstres qu’on tue seulement une fois qu’on a lu un livre à leur sujet. En tant que sorceleur aguerri, Geralt connaît évidemment tout ça sur le bout des doigts, mais en tant que personne amnésique… ça apporte plus de souplesse et ça permet de créer un jeu plus riche sans être incohérent.

Donc, continuité logique et respect du matériau d’origine. Il faut bien se dire que les livres de Sapkowski sont la bible des développeurs. C’est leur support de référence, dès qu’ils ont un doute ils se replongent dedans pour vérifier si le ton est cohérent avec la saga. Par exemple, ils racontent que, si à un moment durant l’écriture d’une quête, quelqu’un dit que ça ne colle pas avec l’univers des livres ou même si ça semble trop dissonant par rapport à eux, eh bien elle est jetée à la poubelle sans autre forme de procès. Certes, les jeux racontent leur propre histoire, une histoire originale qui n’est donc pas canon selon Sapkowski, mais elle reste parfaitement ancrée dans l’univers qu’il a imaginé et ne détonne jamais. La trilogie The Witcher élargit l’univers sans jamais le trahir. C’est d’ailleurs selon moi cette cohérence qui rend chaque jeu de CD Projekt si réussi, un exploit quand on sait que l’auteur ne leur a jamais filé de coup de main.

Qui plus est, ils savent que les fans sont exigeants et ils ont bien l’intention de ne pas les décevoir. Sauf que… Ils vont quand même faire un gros pas de côté sur un point précis : Triss. Dans les livres, elle subit une blessure grave au torse durant la bataille de Sodden et en garde la cicatrice comme souvenir. D’ailleurs, elle ne porte jamais de décolleté à cause de ça. Et dans le jeu… Bon.

Et ce n’est pas tout. Ça avait déjà fait pas mal de bruit à l’époque et c’est bien pire aujourd’hui : les cartes. En gros dans le premier The Witcher comme dans les suivants, vous pouvez avoir des relations sexuelles avec des femmes. Le truc, c’est que dans le premier, pas de scène olé olé comme dans les deux suivants : non, là ça affichait juste une carte, une sorte de récompense ou de trophée. Et bon, je ne vais pas vous faire un dessin : faire de ses « conquêtes » des trophées, c’est vraiment pas glorieux. Surtout que certains personnages sont vraiment juste là pour ça et ça rend la chose encore plus exaspérante. Pire encore, certaines cartes ne nomment même pas les femmes affichées, ce qui atteint quand même des sommets d’objectification. Vraiment, on tombe totalement dans le « attrapez-les toutes », qui détonne énormément avec le ton mature de la saga sur le reste. De l’humour, oui il y en a toujours eu dans The Witcher et il est souvent excellent, mais là c’est autre chose. On dirait juste un délire d’adolescent immature. Alors oui, le contexte de l’époque était différent : à peu près 99,9 % des jeux étaient sexistes et de ce point de vue, The Witcher s’inscrivait plutôt dans la norme. Et puis ça se justifie aussi par le manque criant de budget : il faut respecter les livres et donc supprimer totalement l’aspect charmeur de Geralt serait trahir un peu leur esprit, mais en même temps ils n’avaient pas les moyens de faire de vraies animations. Mais il n’empêche que ça a très mal vieilli, et d’ailleurs, même les développeurs regrettent d’avoir traité les romances comme ça :

En gros, le problème, c’est que tu finis par rentrer dans un état d’esprit où tu veux toutes les collectionner, non ? Et dans ce contexte-là, c’est vrai que ça devient super malsain, parce que le jeu te pousse presque à te comporter comme un accro au sexe juste pour en débloquer certaines. On n’a pas vu ça à l’époque, parce qu’après avoir testé le jeu pour la centième fois, tu fais tout ça de façon mécanique, tu ne ressens plus rien. Avec l’expérience que j’ai aujourd’hui, je laisserais bien les illustrations dans le jeu, mais j’enlèverais tout ce qui les présente comme des objets de collection. Et je ferais aussi un tri dans toutes les scènes, pour virer celles qui pouvaient mettre mal à l’aise ou provoquer des réactions partagées. Karol Kowalczyk

Avec le remake qui est censé arriver un jour, il est quasiment sûr que ces cartes auront disparu. Peut-être pas les illustrations, mais comme le dit Karol, au moins ce côté collection, parce que quand même, un peu de décence ça ne fait pas de mal. Pas difficile d’imaginer une certaine partie des joueurs râler, probablement les mêmes que ceux qui râlaient quand on a supprimé les plans vraiment mal cadrés dans Mass Effect. Mais un jeu est le reflet de son époque, et de nos jours, considérer un être humain – ou plutôt, humanoïde – comme un objet sexuel, ce n’est pas acceptable. Fool’s Theory, le studio en charge du remake, est probablement soutenu par CD Projekt qui a largement les moyens de faire de vraies scènes. Bref, on verra quand ça sortira.

En attendant, en dehors de ce côté un peu aguicheur, force est de constater que le résultat est vraiment convaincant, malgré une première approche qui pique pas mal. Bon déjà, vous le voyez par vous-même, le jeu a vraiment mal vieilli, que ce soit au niveau des visuels ou du gameplay. La mise en scène est parfois catastrophique – même si j’avoue que ce genre de séquence me fait mourir de rire. Ces gros plans-là, quand en plus on rajoute par-dessus un bug, ça rend la scène tellement ridicule que c’est impossible d’écouter ce qui se dit. Il y a aussi les allers-retours incessants qui rendent parfois le jeu insupportable : on va parler à telle personne à tel endroit, puis on va à l’autre bout de la map, voire on en change carrément, on bute un monstre, on revient parler au PNJ, et rebelote en boucle. Si on ajoute à ça le fait que le coffre d’inventaire est seulement disponible dans les tavernes et que certains événements ne se déroulent qu’à une certaine heure de la journée ou de la nuit, ça devient franchement usant. Et cerise empoisonnée sur le gâteau, les premières heures sont terribles. On ne comprend rien, il n’y a rien d’engageant au niveau de l’histoire, le doublage… bon voilà, Kaer Morhen n’est pas un lieu agréable à explorer, bref franchement c’est le pire moment du jeu.

Et pourtant, malgré tous ces problèmes, l’écriture du premier The Witcher est exceptionnelle. Cette ambiance sinistre, ces personnages passionnants à connaître petit à petit, ce jeu politique, cette enquête qui va nous jouer bien des tours, le jeu est entièrement porté par son écriture, et j’irais même jusqu’à dire qu’il possède certaines des meilleures quêtes de la trilogie. Laissez-moi vous donner un exemple qui devrait aisément vous convaincre.

Tout l’acte 1 nous fait parcourir un petit village perdu aux abords de Wyzima. Depuis notre arrivée, on observe une communauté rongée par la peur parce que des Barghests rôdent la nuit et tuent tous ceux qu’ils croisent. Comme souvent dans ce genre d’histoires, les villageois se mettent à la recherche d’un coupable. Et ce coupable, ils croient l’avoir trouvé : Abigail, l’herboriste du coin. Une femme instruite, qui prépare des onguents, des potions, des filtres d’amour, qui parfois use de ses charmes pour arriver à ses fins. Et résultat, aux yeux des villageois, c’est une sorcière. Le problème, c’est qu’on a des preuves que la situation est plus complexe. Oui, Abigail pratique la magie. Mais ce sont aussi ses potions qui soignent les habitants, et c’est d’ailleurs elle qui va recueillir un orphelin très important dans l’histoire du jeu. Et surtout : si le malheur s’est abattu sur le village, c’est parce que les paysans eux-mêmes ont commis des horreurs. On découvre peu à peu que l’un d’eux est un violeur, qu’un autre participe à un trafic d’enfants, et qu’un troisième aurait peut-être tué son frère. Les chiens fantômes, ça a plus l’air d’être de leur faute que de celle d’Abigail.

Et là arrive le dilemme. Dans la scène finale de ce premier acte, les villageois se rassemblent, armés de fourches et de torches. Et ils se tournent vers nous, vers Geralt. Là, le choix est binaire : soit on défend Abigail contre la foule, soit on détourne le regard et on la livre à leur justice expéditive. Sauf que la moralité, elle, n’est pas binaire : Abigail semble être liée à chacune des affaires qu’on découvre. Un philtre d’amour donné au violeur, une poupée vaudou trouvée sur le chevet du meurtrier qui a tué son frère, et l’orphelin qu’elle a pris sous son aile, ce n’était bien évidemment pas par bonté d’âme mais parce qu’il possède des pouvoirs surpuissants. Au final, qui est innocent dans cette affaire ? Personne. Et pourtant, on doit trancher.

C’est un des moments les plus marquants de la trilogie pour moi, parce qu’il condense toute la philosophie de Sapkowski. Les monstres les plus terrifiants ne sont pas les plus repoussants, mais bien les humains eux-mêmes. La peur et la superstition poussent les foules à chercher des boucs émissaires. Et surtout, dans ce monde comme dans le nôtre, la morale n’est jamais manichéenne. Face à ce choix, on est pris dans une tempête d’émotions contradictoires. On a envie de sauver l’innocente… mais est-elle vraiment innocente ? On veut punir les villageois… mais sont-ils uniquement des bourreaux ? Il n’y a pas de bonne solution, et encore moins de bonne réponse à ces questions. Quelle que soit la décision qu’on prend, elle laisse un goût amer. Mais… Il faut trancher.

On vit des situations où on est obligé de choisir sans être sûr à 100 % du bienfait de notre décision, et surtout, sans aucun jugement moral de la part du jeu. Ça nous permet de vivre de l’intérieur, si je peux dire ça comme ça, les thématiques centrales de The Witcher. Le premier est vraiment marquant, et personnellement je le mettrais au-dessus du deuxième en termes d’écriture.

Justement, parlons-en du deuxième.

Dans The Witcher 2, Geralt est accusé à tort du meurtre du roi de Témérie, Foltest. Il semblerait que l’assassin soit un sorceleur aidé par la Scoia’tael, le groupe rebelle des non-humains. Geralt s’évade grâce à l’aide de Vernon Roche, un agent témérien qui cherche lui aussi à arrêter le vrai coupable. Bon, je ne vais pas trop en dire non plus pour ne pas spoiler, mais à la fin de l’acte 1, il se passe quelque chose d’important car CD Projekt a vraiment mis les petits plats dans les grands. On doit choisir entre deux camps : celui de Vernon Roche ou celui d’Iorveth, le chef d’une unité de Scoia’tael. Et en fonction du choix qu’on fait, l’acte 2 est entièrement différent : on est dans deux lieux différents, on n’a pas les mêmes quêtes et on ne rencontre pas les mêmes personnages. Et même le chapitre d’après change énormément. Oui, c’est carrément extrême comme branchement narratif.

Extrême, et surtout risqué, parce que ça veut dire qu’un joueur qui a la flemme de relancer le jeu ou une sauvegarde avant le choix ne verra qu’une partie du jeu. Du côté de CD Projekt, ça veut dire développer beaucoup de contenu qui sera finalement délaissé par la majorité des joueurs. Certes, d’autres l’ont fait et le font encore, mais à ce moment-là, CD Projekt était encore relativement petit et très loin de rouler sur l’or. Le choix le plus logique aurait été de faire un jeu calibré où chaque détail de la production ajoute de la valeur à l’expérience plutôt qu’un branchement narratif de cette ampleur.

Surtout que c’est loin d’être le seul choix impactant, puisque The Witcher 2 dispose de 16 dénouements possibles. Ce ne sont pas à proprement parler 16 fins différentes, mais plutôt 16 variantes d’états du monde et des personnages durant l’épilogue. Et ces changements sont les résultats d’une tonne de choix : qui on a soutenu, qui est vivant ou mort, et ainsi de suite. Et évidemment, ça fait partie de l’ADN de The Witcher, mais beaucoup de choix sont cornéliens. On navigue constamment dans le flou, ce qui nous pousse à faire nos choix en fonction de nos propres valeurs morales plutôt qu’un manichéisme tranché imposé par les développeurs.

Là encore, les livres sont la boussole narrative des développeurs : chaque dialogue doit être dans la continuité du travail de Sapkowski. Et c’est dans cette optique qu’a été imaginé le scénario, mais pas seulement : The Witcher 2 doit à la fois suivre le scénario du premier jeu, et en plus commencer à implémenter l’histoire se déroulant dans les livres avec la mémoire de Geralt qui revient peu à peu. C’est déjà assez balèze comme différence avec le premier, mais ce n’est pas la seule : cette fois, les enjeux sont moins personnels : on ne parle plus d’une échelle locale comme c’était le cas dans le premier, mais bien de géopolitique globale avec les royaumes d’Aedirn, de Kaedwen, de Témérie et de Nilfgaard qui prennent une place importante dans l’histoire. Le ton est plus politique que dans le premier, ce qui s’avère être une évolution logique : le premier pose les bases de l’univers via les personnages et un conflit local, le deuxième le développe via ses intrigues politiques à plus large échelle, et le troisième mélange le tout. Forcément, on perd l’aspect intimiste du premier, mais on gagne en complots et trahisons avec des rois, des princes et des magiciennes qui courent tous après le pouvoir.

Rendons quand même honneur à l’amélioration de la narration globale par rapport au premier : les devs décident de rendre l’expérience plus courte, et surtout de diminuer le plus possible les quêtes FedEx qui pullulaient dans le 1. Les quêtes secondaires ne se résument pas à des allers-retours : ici, elles offrent souvent de petites histoires intéressantes, ce genre de quêtes qui est devenu l’une des fiertés du studio. Pour ce faire, une équipe spécialisée dans l’écriture de ces quêtes est créée, et dirigée par Konrad Tomaszkiewicz. Une belle promotion, puisqu’il était testeur sur le premier Witcher, et figurez-vous qu’il devient carrément directeur sur le troisième, avant de quitter CD Projekt et fonder son propre studio, Rebel Wolf, qui a fait parler de lui récemment avec Bloodwalker.

Mais pour en revenir à l’écriture de The Witcher 2, il y a un gros problème. Pour ceux qui ne l’ont pas fait, en gros la montée en puissance à chaque acte est superbement réalisée : on commence dans l’action, ça redescend, puis ça remonte, ce sont les montagnes russes constamment. Puis dans le troisième et dernier acte, la montée en puissance devient galvanisante : la situation est vraiment chaotique, il y a des batailles bien stylées, des twists, tout ce qu’il faut pour nous tenir en haleine. Puis, après tout ça, le chemin vers le boss final. On sent l’horreur des événements, la tension ne redescend pas malgré l’absence d’action, et au contraire même, on est prêt à ce qu’on croit être un bouquet final. Et puis… Arrive la fin.

Là, d’un coup, on a des tonnes de dialogues. On discute avec Letho, on répond à toutes les questions laissées sans réponse, et puis on finit par choisir si on veut se battre avec lui ou pas. C’est l’anti-climax le plus frustrant que j’ai jamais vu dans un jeu vidéo. Ça sent le bâclé, il y a zéro mise en scène, zéro cohérence puisque d’un coup le mec se met à déballer toute sa vie sans raison, et nous on est là en train de se demander pourquoi les devs ont décidé de bâcler le moment le plus important du jeu. Et il y a bien une raison, dont je vous parlerai plus tard. Mais là comme ça, quand on regarde le résultat final, on ressent juste une énorme déception envers une aventure qui était pourtant maîtrisée de A à Z jusque-là. Et c’est frustrant.

Avec tout ça, The Witcher 2 est souvent considéré comme le moins bon de la trilogie en termes d’écriture. Et je suis globalement d’accord avec ça, mais attention, il reste excellent et largement au-dessus de ce qu’on voit habituellement dans le jeu vidéo. Cette fois on dézoome le point de vue pour passer d’une intrigue locale à une fresque politico-militaire couvrant plusieurs royaumes, tout en gardant un ton mature et surtout cette notion centrale du moindre mal. Les choix sont encore plus impactants qu’avant, et surtout, les thématiques abordées plus frontalement. La question autour du racisme est au centre du jeu, tout comme les réflexions sur la monstruosité, toujours avec un regard neutre sur nos actions en tant que joueurs. Après, il est peut-être moins orienté fantasy que le premier. Même s’il y a des dragons, des elfes et autres créatures fantastiques, la politique et les régicides donnent un côté plus terre à terre, ça donne l’impression que le jeu est encore plus sérieux que le premier. The Witcher 1 est plus mélancolique et semble plus personnel, là où The Witcher 2 est plus rythmé et efficace, mais du coup moins percutant. Quoi qu’il en soit, les deux sont en réalité complémentaires : chacun met en place les éléments qui seront au cœur du troisième opus. The Witcher 1 nous parle de la prophétie d’Ithlinne et du Froid Blanc, place le destin et la famille comme enjeu central du scénario même si on s’en rend compte qu’à la fin, tandis que The Witcher 2 met en place tous les éléments géopolitiques : l’affaiblissement du royaume du Nord avec la mort de plusieurs rois, les querelles entre les successeurs, ce dont découle largement la prise de pouvoir de Radovid et l’avancée tonitruante de Nilfgaard. Et bien sûr aussi pour Geralt qui retrouve la mémoire, et se met donc à la recherche de Ciri et Yennefer, posant ainsi la base scénaristique du 3.

Bref, ce sont deux jeux que je vous recommande chaudement si vous avez aimé le 3. Évidemment, aucun des deux n’a son ampleur ni sa richesse, mais si ce qui vous botte dans The Witcher 3 c’est l’écriture et l’ambiguïté morale dans un monde riche et cohérent, ces deux jeux devraient largement vous plaire, à condition de fermer les yeux sur une technique et un gameplay un peu vieillissants, surtout pour le premier.

Et donc, le moment tant attendu est arrivé, la fameuse, l’incroyable, la majestueuse écriture de The Witcher 3. Et là accrochez-vous, on part sur du costaud.

The Witcher 3

Quand la production du jeu débute en 2011, la première étape, la première brique posée sur cet immense mur qu’est The Witcher 3, c’est l’écriture du scénario. Avant même l’amélioration du moteur ou de la recherche des visuels. Comme pour les précédents, l’histoire est le noyau du jeu, sa colonne vertébrale. Tout s’articule autour d’elle. Le jeu pour l’histoire, et non l’inverse.

Les premières idées fusent, et le script devient énorme. Et quand je dis énorme… c’est encore un euphémisme : lorsque la première version du script est terminée en 2012, elle fait trois fois la taille du résultat final. En gros, si The Witcher vous a occupé 100 h, à la base il devait vous occuper 300 heures. Alors forcément, on ne peut que se demander ce qu’on loupe. Figurez-vous que des moddeurs ont trouvé la réponse. Lorsque CD Projekt met le Redkit à la disposition de tout le monde, en gros un outil permettant de modder le jeu, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que certains aillent farfouiller dans les fichiers du jeu. Et là, ils ont trouvé le Graal. Après des tonnes de recherches, ils ont carrément publié un document qui raconte toute l’histoire telle qu’elle a été écrite en 2012.

C’est difficile de se rendre compte de tout ce qu’il y avait, que ce soit les petites nuances ou les quêtes gigantesques. Dans le lot, il y a une suite de quêtes qui ressort plus que les autres, qui nous faisait enquêter sur un scientifique nilfgaardien. Il étudiait la mise au point d’une arme biochimique. Elle nous faisait nous allier à Roche, faisait intervenir Thaler et Iorveth qui cherche à assassiner Emhyr, l’empereur de Nilfgaard. On devait aussi croiser Gaunter de Meuré, découvrir des lieux bien glauques et des situations atroces, rencontrer une déserteuse nilfgaardienne, et vivre une tonne de rebondissements avec des monstres inédits et terrifiants. Non vraiment, ça aurait été incroyable de la voir intégrée dans le jeu, parce qu’elle aurait même pu avoir un gros impact sur la fin. Mais voilà, les impératifs de temps et d’argent ont forcé les devs à la sacrifier, d’autant plus qu’elle impliquait de lourdes conséquences sur le reste du jeu.

Et encore, c’est qu’une suite de quêtes parmi les dizaines d’autres qui ne verront finalement jamais le jour. Oui, dit comme ça c’est frustrant, mais il ne faut pas oublier que The Witcher 3 n’est que le troisième jeu de CD Projekt, et leur premier monde ouvert. Il y avait déjà suffisamment de travail comme ça pour rajouter en plus un scénario de 200 ou 300 h. Par contre, histoire de râler un peu quand même, là où je suis déçu, c’est que ce troisième opus a abandonné beaucoup d’éléments des précédents pour s’ouvrir à un nouveau public. Les équipes l’ont bien senti, The Witcher 3 avait le potentiel pour exploser tous les records, et ils ont vu juste. Mais quand même, que c’est dommage de voir tout ce qui a été accompli dans le deuxième opus jeté à la poubelle. On nous a obligés à prendre parti dans une succession au trône d’Aedirn, et finalement tous nos choix cornéliens n’ont servi à rien car Nilfgaard a tout envahi. Le personnage de Saskia, ultra charismatique et intéressant par son statut un peu particulier, ce n’est qu’une ligne de dialogue dans le 3. Les Scoia’tael, ce groupe central dans les jeux et les deux premiers ? Oui, on peut en croiser quelques-uns mais c’est très occasionnel, et même un personnage aussi important qu’Iorveth a totalement disparu. En fait, tout ce qui était au cœur des deux premiers est entièrement balayé et n’a plus grand intérêt dans le 3. Et ça peut se comprendre : on a déjà beaucoup à faire avec Ciri et Yennefer, la Chasse sauvage, Radovid, et la pelletée de quêtes secondaires superbement écrites. Mais quand même, quand on enchaîne les 3 à la suite comme je l’ai fait pour la vidéo, l’absence de continuité se fait vraiment ressentir. On a beau rencontrer Letho, Vernon Roche, et Thaler, avoir quelques références ici et là, il y a une rupture nette avec les précédents qui donne presque l’impression qu’ils sont dispensables, qu’au final ces aventures qu’on a vécues n’ont rien d’important. Après, si on veut relativiser, il y a par contre beaucoup plus de connexions avec les livres, et ça c’est pas mal.

Et il faut se rendre à l’évidence : la destruction est un processus indissociable de la création. Que ce soit pour The Witcher 3 ou n’importe quel autre jeu – ou cette vidéo d’ailleurs – on est bien obligé de retirer le superflu, de créer un surplus qu’on affine une fois qu’on a trouvé la bonne direction. Les ambitions initiales autour de The Witcher 3 étaient démesurées comparées au contexte de production : c’est certes un triple A, mais il est très éloigné des mastodontes de l’industrie comme Assassin’s Creed, The Last of Us ou les productions de Rockstar en termes de moyens. The Witcher 3, ce n’est « que » 80 millions de budget – dont 50 pour le développement – pour 300 personnes, à des kilomètres des milliers d’employés et des 500 millions qu’il a fallu pour Red Dead Redemption 2, ou de manière un peu ironique, Cyberpunk 2077. L’ambition du jeu ne peut tout simplement pas être la même. Donc oui, ce n’est pas surprenant que certaines idées ne voient finalement jamais le jour.

Avec tout ça, je dois sans doute donner l’impression de pester contre le jeu, mais rassurez-vous, je n’ai pas boudé mon plaisir durant mes 300 heures passées dessus. Parce que oui, la version finale est excellente malgré tout, et elle représente un travail monumental : 50 heures de dialogue pour la quête principale, un script de 450 000 mots délivré par 950 personnages, un travail monstrueux qui a pris deux ans pour être intégralement doublé. C’est juste monumental comme chiffres, et très peu de jeux peuvent se targuer d’être aussi denses. Surtout que ces lignes de dialogues sont toutes travaillées au mot près, il y a très peu de remplissage, chaque phrase est ciselée et pensée dans un but précis. Et pour ça, il faut écrire, puis réécrire, et réécrire encore, et encore, et encore.

Cette écriture, on la doit bien sûr à l’entièreté de l’équipe qui s’occupe des quêtes, dirigée d’ailleurs par le frère du directeur du jeu, Mateusz Tomaskiewicz. Mais on la doit aussi aux deux scénaristes qui se sont creusé les méninges, Jakub Szamałek et Marcin Blacha. Marcin est là depuis The Witcher 1, mais Jakub par contre, c’est la première fois qu’il bosse sur un script de jeu vidéo, lui à la base c’est… un archéologue qui a étudié à Oxford, obtenu un doctorat à Cambridge – oui, pas mal – et un écrivain. Sauf qu’écrire un livre et une quête dans un jeu vidéo, ce n’est pas la même chanson.

Alors qu’il écrit un script qu’il pense solide, il se dit qu’il est temps de le faire évaluer par un collègue. C’est un dialogue entre Geralt et Yennefer, qui doit à la fois être amusant et montrer en même temps l’histoire compliquée qu’il y a entre eux. En gros, ils devaient s’envoyer des piques, tout en gardant un ton chaleureux. Bon, à ce moment-là, les graphistes n’avaient pas encore terminé les character designs, donc à la place, il utilise deux modèles de pêcheurs génériques. Il n’y avait même pas encore d’animation. L’arrière-plan, ce n’est pas des maisons mais des boîtes grises, et ne parlons même pas des doublages qui sont évidemment inexistants. Alors, quand il montre ça à ses collègues, ils doivent lire et imaginer le résultat.

Et j’étais là, à essayer de leur expliquer. « Alors, écoutez, imaginez que ça se passe ici et Geralt fait cette tête, et il y a un blanc là, et puis ils disent ça, et ensuite, on montre le visage de Geralt et il grimace. » C’est censé être drôle. Et j’ai dix personnes en face de moi, qui regardent l’écran et disent : « Je n’ai pas compris. » Ça marche quand on a le doublage, parce qu’un bon comédien peut être cassant et chaleureux à la fois. Mais quand on voit seulement des lettres en bas de l’écran et qu’on voit deux pêcheurs de Skellige gris qui se parlent, il est très difficile de le saisir et de convaincre les personnes évaluant notre travail que ça va fonctionner une fois terminé. Jakub Szamałek

Et oui, écrire des dialogues qui transmettent à la perfection l’émotion désirée sans aucun doublage, sans aucune animation faciale ni gestuelle, c’est un défi corsé. Avoir de bons acteurs pour les voix, avoir de beaux visuels et la musique qui colle bien à l’ambiance, tout ça c’est une surcouche qualitative. Mais ce que veulent les scénaristes de chez CD Projekt, ce sont des dialogues qui tapent juste même sans avoir cette surcouche. Et ce n’est pas facile. Alors il ne reste qu’une seule solution. Écrire, puis réécrire, et réécrire encore. Si vous vous demandez comment CD Projekt a réussi à nous sortir une écriture si prodigieuse, la réponse est simple :

Je ne pense pas qu’une seule quête de The Witcher 3 ait été écrite une fois, acceptée, et enregistrée. Tout a été réécrit des dizaines de fois.

Et c’est grâce à ça qu’on se retrouve avec des dizaines d’heures de dialogues savoureux, des quêtes mémorables, qui nous restent en tête même dix ans après. Des passages drôles, des moments tristes, et souvent un mélange des deux, c’est sans doute un peu présomptueux mais à mes yeux, aucun jeu n’a réussi à égaler cette maîtrise. Il faut dire aussi que je suis fan de l’univers depuis que je l’ai découvert avec The Witcher 1, donc je suis légèrement biaisé. Mais pas tant que ça si on en croit le succès du jeu. Devenu le mètre étalon dans l’industrie en termes d’écriture, The Witcher 3 nous prouve qu’on peut faire un monde ouvert avec des personnages profonds, des dialogues qui font réfléchir et qui sont d’une finesse rare. Et s’il y a bien une quête qui le démontre avec brio, c’est celle du Baron Sanglant.

Lorsqu’on arrive à Velen lors de nos recherches pour trouver Ciri, on entend rapidement parler du seigneur local, Philippe Strenger, surnommé le Baron Sanglant. Lorsqu’on le rencontre à Perchefreux la première fois, on se rend vite compte du caractère du personnage : irascible, renfrogné, agressif… Bref, un gars mal luné pas très agréable. Lorsqu’on lui demande des informations sur Ciri, il nous propose un marché : retrouver sa femme et sa fille, toutes les deux portées disparues, en échange d’informations. C’est comme ça que débute la quête « Affaires de familles ». Une quête qui va déployer toute la maestria de CD Projekt pour écrire des personnages aussi attachants qu’ambigus, dans un cadre qui oscille entre réalisme et fantastique. L’objectif reste toujours le même : nous faire réfléchir, sans jamais nous fournir de réponses évidentes.

Pour écrire cette quête qui a marqué les esprits, on retrouve deux personnes aux commandes : Pawel Sasko et Karolina Stachyra, qui font partie de l’équipe dédiée à l’écriture des quêtes. Ils partent d’une idée toute simple : Geralt rencontre un « Baron » qui veut employer un sorceleur pour tuer un monstre et promet d’offrir des informations sur Ciri en retour. Puis ils décident de partir sur une histoire de prostituées qui mordaient les hommes du baron après avoir été rendues folles. Après avoir mené l’enquête, on était censé découvrir que c’était à cause d’un sylvain fugas qui empoisonnait l’eau… en pissant dans le puits. Oui, on est très loin du résultat final. Parce que justement, cette histoire ne leur plaît pas, alors ils partent sur autre chose. Comme ils cherchent un moyen de nous introduire Oxenfurt, ils se disent que cette quête serait parfaite pour ça, alors ils changent cette histoire de chasse au monstre par la disparition de la fille du baron. Et pour faire le lien avec les Moires, l’autre quête centrale de Velen, ils rajoutent le troisième membre de la famille dans l’histoire : Anna, la femme du baron. Mais toute la profondeur de cette quête, toute cette ambiguïté morale, avec cette histoire de violence conjugale, d’avortement, d’alcoolisme, de culpabilité, de déni et de désespoirs, ce n’est pas en feuilletant le livre du bon petit scénariste qu’ils vont dénicher tout ça. Non, l’inspiration, ils vont la puiser dans leur propre vie.

Je suis né dans un village pauvre des montagnes polonaises et quand j’étais petit, j’ai vu des familles ravagées par l’alcool et la violence. J’ai vu des parents taper leur progéniture et se battre entre eux, tout en étant mutuellement amoureux et en faisant tout pour leur famille. – Pawel Sasko.

Ce paradoxe va tellement trotter dans la tête de Sasko qu’il va carrément faire des études de psychologie pour essayer de mieux le comprendre. Et oui, quoi de plus complexe que la réalité ? Si The Witcher 3 semble aussi sincère dans son propos, dans sa façon de caractériser les personnages en réussissant à leur créer des personnalités aussi denses, c’est parce qu’il s’inspire du réel. Tous les développeurs mettent un peu d’eux-mêmes dans les œuvres qu’ils créent, mais disons simplement que certains en mettent plus que d’autres. Dans le cas de CD Projekt, c’est un puits sans fond d’inspiration. Et parfois, ils mettent énormément d’eux-mêmes sans même s’en rendre compte. Au point où The Witcher devient à leurs yeux quelque chose de personnel, une création commune où chacun laisse sa trace.

En réécrivant une quête importante du jeu, l’histoire douloureuse d’un personnage a résonné en moi car j’avais vécu quelque chose de similaire. J’ai rédigé les dialogues à cœur ouvert puis j’ai pleuré dans le couloir du studio pendant qu’un scénariste me remontait le moral… D’ailleurs, mes collègues créent eux aussi des personnages qui leur ressemblent, par leur façon de s’exprimer, leurs valeurs, leurs vulnérabilités. Lorsque Geralt dit à Ciri qu’elle lui brise le cœur en décidant d’entrer dans la tour, j’entends la voix de Jakub Szamałek ; lorsque deux gardes de Skellige parlent des oiseaux, celle de Marcin Blacha ; lorsque le baron sanglant jure, celle de Karolina Stachyra. – Aleksandra Motyka

Bref, pour en revenir au Baron et sa famille, le fin mot de l’histoire est vraiment complexe : traumatisé par la guerre, il sombre dans l’alcoolisme et bat sa femme. Elle, de son côté, trouve du réconfort auprès d’un amant, que le baron finit par tuer. Folle de chagrin, Anna décide d’aller voir les Moires du marais de Torséchine pour perdre l’enfant qu’elle portait… Et s’infliger des souffrances plus vives encore. Dans les premières versions, c’était un peu plus simple : Anna n’avait pas d’amant. Mais ça faisait du Baron Sanglant un antagoniste méprisable sans aucune ambiguïté. En rajoutant l’amant dans la choucroute, les devs se disent qu’on peut plus facilement entrer en empathie avec lui. Mais quand même, j’aimerais un peu nuancer tout ça : CD Projekt a fait un travail irréprochable sur la psychologie des personnages, c’est indéniable. Sauf que dans cette histoire, on se place toujours du point de vue de l’agresseur et très rarement de la victime. On passe la majorité de la quête à écouter le Baron : on découvre ses faiblesses, son côté plus humain grâce aux flashbacks avec Ciri, on constate ses remords, bref on découvre toute la profondeur du personnage. Mais Anna, on ne lui parle quasiment pas, et surtout, on n’a jamais son point de vue sur cette histoire. Même Tamara, la fille du Baron, ses motivations sont expédiées en quelques lignes de dialogues, et en plus elle rejoint un groupe pas très jojo, ce qui lui donne des allures d’ado rebelle pas très sympathique. J’imagine que les devs voulaient créer une sorte d’ironie en la faisant quitter son oppresseur pour en rejoindre d’autres. Même si on voit à la fin qu’elle n’avait pas forcément conscience de l’engagement qu’elle venait de prendre, ce qui au passage lui donne un air irresponsable, je trouve que la quête penche vachement d’un côté et ne tente jamais de présenter l’histoire sous un autre prisme.

Pire encore, la conclusion la plus heureuse de la quête, c’est Philippe qui emmène Anna pour essayer de soigner sa folie. Et c’est quand même loin d’être une happy ending. Parce que là, on a forcé une femme battue à retourner auprès de celui qui lui a causé une telle douleur qu’elle est partie se réfugier auprès de… ça. Vous imaginez son niveau de détresse ? Eh bien moi non plus, parce que CD Projekt ne met jamais l’emphase dessus. Jakub Szamałek explique que grâce à la narration interactive, on peut très bien considérer le baron sanglant comme un gros con et ne plus l’aider après l’histoire du couvin. Que les devs ne « souhaitaient pas communiquer de message ou imposer une interprétation unique ». Sauf que l’argument, aussi juste soit-il dans plein d’autres quêtes du jeu, tombe ici à plat : on ne peut en aucun cas empêcher Philippe de rejoindre Anna, ni même décider de l’accompagner voir l’ermite censée la soigner à la place du baron, voire tenter de la soigner nous-même parce qu’après tout, vu les relations de Geralt, il y a sans doute dans le lot quelqu’un capable de l’aider. Certes, Geralt a d’autres chats à fouetter mais force est de constater qu’une interprétation est imposée : on a soit une fin heureuse pour le Baron et tant pis pour le point de vue d’Anna, soit tout le monde meurt et c’est terrible. En gros, l’arc de rédemption du Baron passe avant la volonté d’émancipation de sa femme. Après, attention, je critique la quête car je pense qu’elle aurait pu être encore meilleure, mais encore une fois, je n’ai absolument pas boudé mon plaisir lorsque je l’ai faite la première fois. Malgré ces problèmes, elle reste vraiment bien écrite, et malgré toutes les atrocités qu’il a commises, je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir de la pitié pour le baron. Elle m’a beaucoup touché, et ça a été le cas de centaines, voire probablement de milliers ou de millions d’autres personnes.

Un jour, une lettre est arrivée au bureau. Elle avait été envoyée par un père qui avait perdu sa fille alors qu’elle n’avait que quelques mois. Dans sa lettre, il racontait à quel point il voulait désespérément sauver la fille du Baron, transformée en couvin. Il tentait de rédimer Philippe Strenger, ce personnage qui tenait son enfant adorée entre ses mains. La lecture de ses mots m’a incroyablement ému. – Pawel Sasko

Et de l’autre côté du spectre, on peut aussi trouver ce genre de réaction :

Ayant grandi avec un beau-père violent, il m’est impossible de compatir avec le Baron. J’ai entendu exactement les mêmes histoires à faire pleurer et les mêmes excuses, encore et encore, de la part de quelqu’un qui continuait à être un connard brutal tous les jours. Les excuses du Baron visent davantage à le faire se sentir mieux dans sa peau qu’à assumer la responsabilité de ce qu’il a fait. – Commentaire anonyme

Et c’est là qu’on voit toute la puissance évocatrice de cette quête, le réalisme dans l’écriture qui génère des émotions vives au point où certains se reconnaissent dans les personnages. La quête du baron, comme la plupart des quêtes importantes du jeu, met vraiment l’emphase sur cette nuance, et c’est justement selon moi là que se trouve tout le génie de la licence. Parce que dans la plupart des jeux avec une forte narration, nos choix sont limpides et indirectement dictés par les développeurs. Dans Mass Effect, le bleu indique la réponse gentille et le rouge la réponse méchante. Dans Bioshock, c’est évident que sauver les petites sœurs est le choix moral à faire, simplement contrebalancé par un bénéfice statistique si on choisit de les tuer. Beaucoup de RPG vont privilégier l’action et ne pas réfléchir à ceux qui veulent se la jouer diplomate. Et en règle générale, jouer un archétype gentil ou méchant offre différents types de bonus qui influencent le gameplay. En gros, les devs ne comptent pas vraiment sur notre éthique pour choisir, mais plutôt sur des calculs froids. The Witcher 3 n’est pas le seul à rendre la morale floue avec des conséquences inattendues et surtout le choix du moindre mal, mais je pense vraiment que c’est celui qui va le plus profondément dans cette démarche, avec peut-être Baldur’s Gate 3.

C’est vraiment quelque chose qu’on retrouve partout, même dans une quête banale, sans aucune conséquence sur l’aventure. Et pourtant, cette même quête m’a fait rester cinq minutes, et c’est long cinq minutes, devant mon écran à me demander quoi faire. On arrive dans un village où un vieux râle parce qu’un prétendu sorceleur aurait utilisé le droit de surprise comme paiement et mis sa fille enceinte. On part à sa recherche et on le sauve in extremis d’une goule. Là évidemment, on voit bien que ce n’est absolument pas un sorceleur, et arrivent juste après deux villageois. Est-ce qu’on doit le dénoncer ou pas ? J’ai tout de suite repensé à une quête qu’on a au tout début, celle du type qui avait foutu le feu à la forge du nain à Blanchefleur. En le trouvant et en le ramenant au forgeron, il a fini pendu. Et oui, c’était du sabotage militaire car le nain bossait pour les Nilfgaardiens, et je n’avais pas du tout pris ça en compte, je pensais vraiment qu’il allait se faire rosser et qu’on allait passer à autre chose. Alors là, devant ce type qui a plus l’air neuneu qu’autre chose, je me suis demandé quel sort on lui réserverait. Et en même temps, il venait de se faire passer pour un sorceleur pour profiter des villageois qui n’ont pas l’air bien riches. Et je pense vraiment qu’il n’y a pas de bonne réponse, même si je suis satisfait du choix que j’ai fait.

Cette moralité grise, elle sert le propos principal de l’œuvre, qu’on parle des livres ou des jeux : qui sont réellement les monstres ? On a beau jouer un chasseur de monstres qui rencontre des goules, des noyeurs et des vampires, ce sont souvent les humains qui se montrent les plus cruels. Et justement, The Witcher joue habilement sur le contraste entre la laideur physique du monstre et la laideur morale de l’humain. Ok on n’a pas envie de faire un câlin à une Guenaude ni de boire un verre avec un troll – encore que –, mais est-ce que Radovid n’est pas pire en ayant la mort de centaines, si ce n’est de milliers de personnes sur la conscience ? Est-ce que le Petit Bâtard a plus d’éthique qu’une succube ? Non, et ça renvoie justement à une question plus vaste : la monstruosité est-elle dans l’être ou dans l’agir ? En réalité, le jeu tranche la question assez rapidement. Même les monstres les moins affriolants, comme ce loup-garou ou ce spectre, ne sont que des âmes en peine. Alors que du côté des humains… Ce que The Witcher nous apprend, c’est qu’on crée nos propres monstres. Les vraies horreurs naissent de la haine et de l’ignorance, qu’elles se manifestent par une malédiction fantastique ou par la cruauté bien réelle des hommes.

C’est peut-être là qu’il se démarque le plus. Ce n’est pas seulement « en fait les humains sont méchants », mais plutôt « les humains sont la source de leurs propres maux ». Et quand on regarde bien, c’est le cas de la plupart des histoires qu’on nous raconte : ça peut être des monstres au comportement animal, comme les goules qui viennent se nourrir de cadavres, et dans ce cas c’est la faute des humains qui n’enterrent pas correctement leurs morts. Ou le griffon qu’on tue au début du jeu : en fait c’était une femelle qui défendait son nid après la mort du mâle, tué par des soldats nilfgaardiens. Ça peut être le résultat d’une malédiction ou d’un comportement odieux envers quelqu’un. C’est le cas de ce loup-garou qui faisait attention à ne faire de mal à personne, jusqu’à ce que la sœur de sa bien-aimée, folle de jalousie, la jette dans ses griffes. Ou à peu près toutes les histoires de spectre. Ça peut être le résultat de superstition, comme on l’a vu avec la quête de Skellige qui pousse à l’inaction. Ça peut être des monstres créés par les humains eux-mêmes, comme le couvin du baron. Et peut-être le plus triste de tous, les monstres humains, eux aussi créés de toutes pièces. Ce sont eux les plus troublants. Ces monstres-là naissent de l’obscurantisme, de la peur de l’inconnu, des croyances fondées sur la superstition. Le fait que tout le monde croit que les sorceleurs sont des monstres sans émotions, ça vient simplement d’un livre de propagande. On les a fait devenir des monstres aux yeux de la population, des êtres sans humanité, et ça a mené à l’attaque de Kaer Morhen, qui a failli mener à leur disparition complète.

Et justement, au milieu de tout ça, s’il y a bien une personne qui incarne parfaitement cette ambiguïté, c’est Geralt. Lui, le chasseur de monstres, en est devenu un aux yeux des Hommes. Et c’est sans doute pour ça qu’il les comprend mieux que quiconque. En tant que sorceleur, il se situe à la frontière des deux mondes : trop monstre pour être humain, mais trop humain pour être monstre. Sa vision du monde découle de cet isolement : il a été formé à considérer les monstres comme intrinsèquement nuisibles, et ses longues décennies d’errances lui ont montré la part sombre que recèle chaque personne. Mais lui aussi fait partie de ce monde, et il fait sa part comme il peut. Il y a constamment une dualité autour de lui : il sauve des vies mais n’est jamais vraiment accepté, il est toléré pour une fonction mais rejeté en tant qu’individu, et il observe les conflits humains avec une distance critique, parfois cynique. Par sa position très particulière dans l’ordre social établi, il met en lumière les contradictions du groupe, il montre les limites de la compassion imposée par une certaine morale, et c’est justement ça qui lui permet d’être à la fois acteur et témoin critique du monde.

Et pourtant, derrière le regard fatigué du sorceleur, il y a autre chose. Quelque chose qui l’a fait changer au fil des années, quelque chose qui l’a fait grandir malgré son âge avancé. Et ce quelque chose, c’est son lien avec Ciri.

C’est là que se situe la plus grande force de l’écriture de The Witcher. Ce qu’on en retient, ce ne sont pas les complots politiques ou la richesse du monde. Parce qu’au-delà des questions autour de la monstruosité, de la guerre, du racisme ou de la tradition, The Witcher 3 raconte avant tout l’histoire d’un père à la recherche de sa fille adoptive. Il se concentre sur l’humanité de Geralt, pas sur son destin ou son pouvoir… Il s’intéresse à comment il est semblable à l’homme ordinaire, pas comment il en diffère. C’est ça le vrai fil rouge du jeu, c’est ça qui donne un côté si humain et touchant aux aventures de Geralt. Parce qu’on le voit se démener pour sauver sa fille. On a beau avoir un mutant quasi centenaire et une fille dotée du sang ancien au centre d’une prophétie, ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est l’amour qu’ils se portent. Cet amour, c’est un contrepoint émotionnel fort face à la violence ambiante. Malgré toutes les horreurs qui existent sur le Continent, The Witcher 3 se concentre avant tout sur l’exploration de la parentalité et sa manière d’influencer les décisions qu’on prend. Et si la paternité est aujourd’hui abordée de moult façons dans le jeu vidéo, en 2015 c’était encore traité avec de gros sabots, bien loin de la douceur et de la subtilité de The Witcher 3.

À partir du moment où on retrouve Ciri, on voit Geralt osciller entre l’instinct protecteur et la nécessité de la laisser voler de ses propres ailes. On le voit bien à travers plusieurs scènes, et ce sont les choix qu’on fait à ce moment-là qui déterminent la fin qu’on va avoir. Tous les choix qu’on fait ont des conséquences, bien sûr, mais ce qui compte le plus, ce sont ces petits choix anodins au premier abord. Si on infantilise trop Ciri, elle finit par se sacrifier, ou du moins disparaître. Peut-être survit-elle, des indices le laissent à penser, mais dans ce cas c’est presque pire : son émancipation passe par la rupture totale des liens avec Geralt.

Et petite parenthèse, mais la parentalité n’est pas traitée qu’à travers la relation entre Geralt et Ciri. Vesemir est comme un père pour Geralt, qui est d’ailleurs là pour le guider au début du jeu. Malgré toute l’expérience qu’il a acquise, Geralt écoute toujours Vesemir avec attention. Sa perte tragique est une étape importante de l’histoire, qui rappelle à Geralt que, de la même manière que Vesemir, il ne sera pas toujours là pour veiller sur Ciri. L’autre histoire centrée sur la parentalité, c’est bien sûr celle du Baron Sanglant, qui sert de parallèle. D’un côté, Geralt et Ciri représentent le versant positif d’une famille qui a réussi à nouer des liens et les maintenir, là où le Baron Sanglant et sa famille représentent le côté sombre, l’échec d’une famille qui est tombée dans la culpabilité et la haine de l’autre.

C’est justement à travers cette relation avec Ciri que Geralt révèle sa vraie nature. Parce qu’au fond, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il apprend, tout ce qu’il choisit, découle de ce lien. En cherchant à protéger sa fille, il redécouvre une part d’humanité qu’il croyait perdue, et c’est là que The Witcher révèle son vrai message. En fait, c’est un jeu tellement vaste dans son écriture qu’on pourrait le relier à plein de courants littéraires. On pourrait parler de l’existentialisme, du postmodernisme, du nihilisme ou même du stoïcisme et on aurait encore qu’effleuré la question. Parce que oui, tous ces courants philosophiques sont bien dans le jeu, et ils sont traités avec beaucoup de justesse. Mais je ne crois pas que ce soit le plus important, et encore moins le plus intéressant. Parce que ce qui ressort le plus dans The Witcher, c’est l’humanisme. Derrière ce monde sale, ce monde cruel et sombre, se cache l’un des discours les plus humains du jeu vidéo.

Même s’il a beau se cacher derrière une prétendue neutralité imposée par son fameux code du sorceleur, en réalité Geralt le transgresse régulièrement. Ce code, censé lui interdire d’intervenir dans les affaires humaines, de juger ou de prendre parti, n’est en fait qu’une façade. Une ligne de conduite qu’il s’impose pour survivre dans un monde trop cruel, et pour ne pas avoir à porter le poids des choix impossibles. Mais au fil de la saga, on voit bien qu’il n’y croit plus lui-même. Il prétend être un simple prestataire, payé pour chasser des monstres, alors qu’il agit sans cesse par empathie, par attachement ou par justice. En réalité, The Witcher 3 nous montre qu’il n’existe pas de neutralité possible dans un monde moralement fracturé. Le simple fait d’exister, de choisir qui aider, qui écouter, qui ignorer, c’est déjà prendre position. Et c’est là que réside tout le paradoxe du personnage : il passe son temps à dire qu’il ne prend pas parti, tout en incarnant l’un des héros les plus profondément moraux du jeu vidéo. Et d’ailleurs, pour ceux qui veulent pousser le bouchon encore plus loin niveau role-play, on peut aussi tout simplement s’inspirer des livres : par exemple, il est dit que Geralt ne tue pas les monstres intelligents, donc hors de question de zigouiller les succubes ou les trolls. Il faut savoir aussi que Geralt préfère être taillé de près, et qu’avant de s’autodénommer Geralt de Riv, il voulait s’appeler Geralt Roger Eric du Haute-Bellegarde, idée rapidement écartée après que Vesemir se soit foutu de sa tronche. N’empêche que je ne sais pas si la trilogie The Witcher se serait vendue à 75 millions d’exemplaires avec un protagoniste dénommé Geralt Roger Eric du Haute-Bellegarde, mais au moins ça aurait été marrant…

Bref. Ce n’est pas qu’une question de scénario, mais une question de conception. La moralité grise, l’absence de récompense pour être vertueux, voire même carrément la perte de récompense, ça ne nous dit qu’une seule chose : agis, et assume. La morale de The Witcher, c’est celle de la responsabilité : faire le choix qui nous semble juste, même quand on ne peut pas être sûr d’avoir raison. Et dans cette incertitude permanente, c’est notre propre humanité que le jeu met à l’épreuve. Il ne cherche pas à nous punir ni à nous flatter, il nous pousse simplement à comprendre les autres, à les écouter, à faire preuve de compassion. C’est une morale sans dogme, une éthique de l’expérience. Une philosophie du moindre mal, où l’important n’est pas de triompher, mais de rester humain malgré tout.

Le rapport aux autres est central dans l’univers du sorceleur. Face à des personnages plus complexes que des PNJ avec trois lignes de dialogues en boucle, on ressent forcément plus d’empathie, même lorsqu’il s’agit de monstres. Il y a carrément une quête qui nous fait passer devant un tribunal improvisé par un groupe de monstres. Et oui, si on a décidé de dézinguer tout ce qui passe durant les précédentes quêtes, on a l’air bien malin d’un coup. Et surtout, la plupart des PNJ à qui l’on cause ont une histoire. Ce ne sont pas juste des fournisseurs de quête, que l’on écoute qu’à moitié juste pour gagner de l’expérience ou de nouveaux objets. Non, ils font partie de ce monde et derrière un objectif peut-être banal se cache en général une histoire, souvent triste. Le vieux en haut de la falaise ne fait pas que nous indiquer le chemin, il attend de voir la baleine blanche qu’il cherche depuis des décennies. Le gars qui nous demande de récupérer une perle noire est super chiant parce qu’il nous fait carrément changer de zone deux fois, mais une fois arrivé à la conclusion, on apprend qu’il cherche à guérir sa femme de la maladie d’Alzheimer, et je pourrais continuer comme ça encore longtemps. Les contrats de monstres, qu’on pourrait considérer comme tertiaires, racontent tous quelque chose.

Malgré la gigantesque taille de son monde ouvert, The Witcher prend toujours le temps de dépeindre le quotidien des PNJ qui y vivent. Ils ont tous leur histoire, leur logique, leurs contradictions. Ce sens du détail, trop souvent laissé de côté dans les mondes ouverts, c’est aussi une manière de dire que chaque vie compte. The Witcher 3 nous pousse à l’attention, pas à la consommation. On ne joue pas pour « vider » la carte ou cocher des objectifs, mais pour comprendre un monde et ceux qui y habitent. Et ce qui est fascinant, c’est que même les quêtes les plus mineures deviennent des miroirs moraux. Une simple demande d’aide cache souvent un drame intime, une tragédie ordinaire, une histoire d’amour, de vengeance ou de solitude. L’écriture du jeu n’est pas seulement immersive : elle nous apprend à écouter. Et c’est ça, le cœur de son humanisme.

Ça va paraître tout bête, mais combien de PNJ moches vous avez déjà croisés dans tous les jeux auxquels vous avez joué ? Et quand je dis moche, je ne parle pas d’un manque de polygones ou de textures baveuses ou de bug qui lui font sortir les yeux de la tête, non je parle de vraie mocheté. Si on prend le paysan qu’on aide au tout début du jeu, il est moche. Vraiment moche. Sa peau est dégueu, il a le nez rouge, sa barbe fait n’importe quoi, bref, des imperfections totalement humaines. Et ce genre de détails, on en trouve partout : même Yennefer, qui est une magicienne avec la capacité de se créer un physique aussi lisse qu’une peau de bébé, laisse ce petit grain de beauté. Ou ces PNJ qui ont les rides du sourire. Ce ne sont que des détails, mais je trouve que ça en dit long sur la volonté des devs de proposer des PNJ qui semblent presque réels.

Et surtout, montrer l’humanité dans son ensemble, sans la juger ni la simplifier. Montrer qu’on est tous capables du meilleur comme du pire, souvent dans la même journée. Que deux personnes peuvent être en train de s’affronter sur un champ de bataille, avant de finalement sympathiser et devenir vraiment proches, et de devoir se séparer parce que ce monde est cruel. The Witcher est sombre, c’est un univers de dark fantasy qui nous parle de guerre, de famine, de maladie, de trahison, d’obscurantisme, de fanatisme, bref, de plein de sujets difficiles. Mais c’est aussi un jeu qui parle d’espoir. L’espoir qu’au milieu du chaos, quelqu’un choisira encore d’agir avec bienveillance. L’humanisme de The Witcher n’est pas celui des Lumières, confiant dans le progrès et la raison. C’est un humanisme fatigué, désabusé, né dans la boue et la peur. Un humanisme de l’Europe de l’Est, forgé dans le désespoir, mais obstiné. Celui qui dit : « le monde est pourri, mais on peut encore y faire quelque chose de bien. » Et c’est peut-être pour ça que ce jeu, malgré son cynisme, reste si profondément réconfortant. Parce qu’il ne nous promet pas un monde meilleur, il nous rappelle simplement qu’il reste possible de l’être, nous.

CHAPITRE V : 10 ans de Lei, lei, lei

Il n’y a pas que l’écriture qui renvoie à la culture de l’Est, il y a aussi la musique, devenue culte au point d’être jouée en concert. Avant de plonger dans celle du troisième opus, revenons un peu sur son évolution, car la bande-son de The Witcher raconte elle aussi l’histoire du studio et de ses ambitions.

On doit la musique du premier The Witcher à deux compositeurs : Adam Skorupa et Paweł Błaszczak. Comme celle du troisième, elle puise largement dans les sonorités médiévales et folkloriques d’Europe de l’Est. L’objectif est le même : mettre en avant la culture slave, avec quelques touches celtiques, notamment via la présence d’une cornemuse irlandaise dans River of Life. Et par-dessus, on ajoute des chants pour humaniser la partition – car dans The Witcher, l’empathie passe aussi par la musique. Contrairement à d’autres jeux, il n’existe pas de thèmes propres à chaque personnage : ce sont plutôt des morceaux liés à des lieux, des ambiances ou des événements, pour mieux servir la narration.

Le résultat, salué par la critique, a pourtant été conçu avec des moyens dérisoires. CD Projekt n’avait pas le budget pour enregistrer un orchestre, ni même de vrais musiciens en nombre. Skorupa et Błaszczak ont donc eu recours à des instruments virtuels, en peaufinant minutieusement les arrangements pour obtenir un rendu crédible. Ils ont tout de même enregistré eux-mêmes quelques parties instrumentales, pour ajouter une touche organique. Skorupa juge aujourd’hui le résultat perfectible, mais la bande originale du premier The Witcher a marqué les esprits. Certains la considèrent même comme un jalon de la musique de jeu européenne, rivalisant avec les compositions de Jeremy Soule pour The Elder Scrolls. Et difficile d’oublier son thème de fin, repris plus tard à Kaer Morhen dans The Witcher 3.

Pour The Witcher 2, le ton change radicalement. L’histoire s’élargit, les enjeux deviennent géopolitiques : rois assassinés, guerres, dragons, royaumes en flammes. La musique devait traduire cette ampleur. Fini le charme artisanal du premier épisode : la bande-son gagne en grandeur et s’ancre dans un registre plus cinématographique, plus universel. Cette fois, Adam Skorupa est rejoint par Krzysztof Wierzynkiewicz, que l’on retrouvera plus tard sur Bulletstorm ou Shadow Warrior 2. Ensemble, ils s’inspirent davantage des standards occidentaux, tout en conservant par touches les racines slaves de la série. Certains morceaux flirtent même avec le rock, tandis que d’autres, plus légers (A Watering Hole in the Harbor), élargissent le spectre émotionnel de la bande-son.

Grâce à la création du REDEngine, la musique devient aussi plus dynamique. Les morceaux sont désormais interactifs : plusieurs couches sonores se superposent et s’intensifient selon les actions du joueur. Certaines pistes changent même de tonalité en temps réel pour accompagner l’évolution d’un combat. L’expérience sonore devient plus immersive, plus organique.

Mais cette approche orchestrale, si efficace, posait une question : était-ce vraiment la voie à suivre ? The Witcher tire son identité de la culture d’Europe de l’Est ; c’est précisément ce qui la distingue des productions occidentales et japonaises. En adoptant une écriture symphonique plus classique, le jeu risquait de perdre cette singularité. La réponse viendra avec le troisième opus.

Cette fois, un nouveau compositeur prend les rênes : Marcin Przybyłowicz, déjà présent sur le second jeu. Son ambition est claire : revenir aux racines et retrouver ce caractère folk et slave qui faisait la force du premier The Witcher. Grâce au succès du 2 et au budget bien plus conséquent, il s’offre un atout inédit : la collaboration avec le groupe polonais Percival. Et c’est sans doute un cas unique dans l’histoire du jeu vidéo – une discographie entière de folk polonais intégrée à une bande-son.

Pourtant, la collaboration ne commence pas sous les meilleurs auspices. Przybyłowicz et le groupe peinent d’abord à se comprendre. Les intentions musicales ne s’alignent pas, la communication est laborieuse. Finalement, Marcin abandonne ses partitions préparées en amont pour improviser en studio : s’ils ne peuvent pas se comprendre par les mots, ils se comprendront par la musique. Les sessions d’enregistrement deviennent alors de véritables jam sessions. De cette spontanéité naîtra une bande originale mythique.

C’est cette liberté qui donne à la BO de The Witcher 3 sa personnalité. On y entend des instruments rares, presque oubliés : le baglama turc, le kemenche (une vièle orientale), une vielle à roue modifiée avec sept cordes au lieu de trois, produisant un son plus sombre et plus démoniaque selon Przybyłowicz. On y trouve aussi un gusli à archet, reconstitué à partir de recherches archéologiques menées à Gdańsk, fidèle à l’instrument tel qu’il existait au XIIe siècle. Même le violon utilisé date de 1610, retrouvé en morceaux dans un placard en Allemagne. Chaque note respire l’authenticité.

Et puis, bien sûr, il y a les fameux le-le-le-lei, ces chants traditionnels slaves qui reposent sur une technique vocale appelée « voix blanche » : un chant à mi-chemin entre la voix et le cri, qui confère une puissance presque rituelle à la musique. À chaque écoute, impossible de ne pas ressentir un frisson. Ces chants incarnent toute l’âme de The Witcher : sauvage, viscérale, vibrante.

Chaque région du jeu possède d’ailleurs sa propre couleur musicale. Velen, la plus sombre et la plus slave, est portée par des voix blanches et la vielle à roue. Novigrad, métropole cosmopolite, mêle des instruments variés, reflets de sa diversité culturelle. Skellige, quant à elle, s’appuie sur des sonorités nordiques et celtiques. Cette structuration thématique renforce l’immersion et ancre chaque lieu dans une identité sonore unique.

Pour la première fois dans la saga, The Witcher 3 introduit aussi des thèmes dédiés aux personnages. Certains reprennent d’anciens motifs – comme les héros du 2, qui ont droit à une variation de leur thème d’origine. Geralt, lui, est accompagné d’un thème héroïque et mélancolique : les graves du violoncelle traduisent sa solitude, tandis que la montée orchestrale exprime son destin tragique. Yennefer a un thème envoûtant, élégant et dangereux ; celui de Ciri, plus aérien, symbolise sa pureté mêlée à sa puissance. Lorsqu’ils se retrouvent, leurs deux thèmes fusionnent subtilement. Même la Chasse Sauvage a sa signature : un cluster de cuivres stridents et de chœurs masculins inquiétants.

La musique de The Witcher 3 n’est pas qu’un habillage sonore. Elle traduit les émotions, renforce la narration et incarne l’identité même du jeu. Rarement une bande originale aura su à ce point faire dialoguer tradition et modernité, Europe de l’Est et fantasy universelle. C’est un voyage sonore qui, dix ans après, continue de raisonner – lei, lei, lei.

Chapitre VI : l’acier pour les humains, l’argent pour les monstres

Gameplay

Après avoir vanté les qualités de The Witcher 3 dans tous les sens, il est temps de s’attaquer au point qui divise le plus : le gameplay. Mais avant de s’attaquer au cœur du problème – ou plutôt du faux problème – on va déjà regarder son évolution au fil des jeux, parce que c’est assez intéressant.

En fait, il faut savoir que CD Projekt s’inspire toujours de ce qui marche au moment où ils bossent sur un jeu. À l’époque de The Witcher 1, c’était des jeux comme Neverwinter et Dark Alliance. Alors oui, The Witcher n’est pas vraiment en vue isométrique comme les autres, mais on a les mêmes bases côté gameplay. Gameplay qui n’a pas convaincu tout le monde à la sortie, et disons qu’encore aujourd’hui il ne fait pas beaucoup d’émules. Mais honnêtement, lorsque j’ai refait le jeu pour la vidéo, je ne l’ai pas trouvé si terrible que ça : c’est basiquement un jeu de rythme. Lorsqu’on clique sur un ennemi, Geralt enchaîne quelques coups d’épée. Pour passer à la deuxième phase du combo, il faut cliquer au bon moment, c’est‑à‑dire quand le curseur devient flamboyant. Et on enchaîne comme ça.

Sauf qu’il faut aussi prendre en compte les postures : Geralt en possède trois, auxquelles chaque type d’ennemi est soit faible, soit résistant. La première est forte contre les bourrus, la deuxième contre les ennemis plus vifs, et la troisième consiste en une série d’AOE – des attaques de zone. On ajoute à ça les signes qu’on débloque en explorant et qui ont à peu près les mêmes propriétés que dans les suites, et voilà à quoi ressemblent les combats dans ce premier Witcher. Ah, et pour les parades et les esquives, on va dire que c’est… rudimentaire. Et c’est un euphémisme, vu qu’on n’a absolument pas la main dessus : c’est juste une histoire de statistiques. Il ne faut pas trop en demander non plus, n’oublions pas qu’il a été développé avec l’Aurora Engine, qui n’était absolument pas pensé pour les jeux d’action.

Avec le REDEngine, ils vont avoir la liberté de faire ce qu’ils veulent. Et ça tombe bien, ils ont joué à un petit jeu qui leur a pas mal plu : Demon’s Souls. Les esquives, le placement des ennemis, l’usage des potions au bon moment, une difficulté qui s’amoindrit au fur et à mesure qu’on maîtrise le système… FromSoft est clairement passé par là. Pas que d’ailleurs : on peut facilement y voir un mix entre Demon’s Souls et Batman: Arkham Asylum, avec la petite touche du bon sorceleur qui rajoute l’alchimie dans le lot. Le but derrière ces changements, c’est de rendre le gameplay plus brutal, plus viscéral. Il n’est plus question de rythme cette fois : on peut enchaîner les attaques comme on veut, et l’utilisation des signes est aussi plus fluide. Les esquives et les parades ne se font plus automatiquement, c’est à nous de gérer. Et donc oui, ça ressemble carrément à un Souls‑like.

L’alchimie aussi est repensée : cette fois, on peut méditer où et quand on veut – contrairement au premier où on ne pouvait le faire qu’à des endroits spécifiques – mais on ne peut plus boire de potions directement pendant le combat. Encore une fois, l’objectif est de s’approcher le plus possible du quotidien d’un sorceleur : il faut se préparer avant un combat, pas s’y adapter alors qu’il a déjà lieu. Et ça rajoute forcément un peu de tension : si on ne s’attend pas à un combat, on peut vite le payer cher.

Sauf que tout ça, c’est quand même très raide. Geralt a beau être agile sur le papier, en réalité il est super lourd manette en main. Mais la base est bonne. Alors les devs décident de la garder, mais de l’affiner dans le 3. Ce sont une tonne d’ajustements qui permettent de dynamiser le gameplay : Geralt est plus vif et plus agile, on a deux types d’esquives et plus seulement la roulade, les attaques s’enchaînent mieux, l’utilisation des signes est plus fluide, etc.

Et pourtant, une critique tourne en boucle. Les détracteurs de The Witcher ont tous le même argument : son gameplay est nul, au mieux passable. En gros, on lui reproche un système de combat trop simpliste, où l’on passe son temps à esquiver et enchaîner les attaques légères, en mangeant par‑ci par‑là pour récupérer de la vie. En somme, des combats répétitifs qui ne demandent aucune tactique parce qu’on a « juste » besoin de notre épée malgré l’arsenal à notre disposition. Certains disent que les ennemis attaquent toujours de la même manière, d’autres reprochent à Geralt de ne pas être maniable et d’être un peu lourdaud.

Mais je crois que ces critiques viennent surtout d’un manque de compréhension de l’intention initiale de CD Projekt. D’abord, rendre le jeu accessible à tout le monde : The Witcher 3 est un jeu très long, qui demande aux nouveaux arrivants de se plonger dans un univers très riche. Il faut une centaine d’heures pour le terminer, et ça peut grimper bien plus si l’on cherche à tout faire. CD Projekt a voulu toucher tout le monde : ceux qui sont habitués aux jeux vidéo, ceux qui jouent 1 ou 2 heures en rentrant le soir, ceux qui s’intéressent uniquement à l’histoire. Et pour ces deux dernières catégories, il fallait que le jeu ne représente pas une difficulté trop grande : si vous devez déjà caler un jeu de 100 heures dans un planning serré, vous n’avez peut‑être pas envie de doubler ce temps à cause d’une difficulté trop élevée qui vous fait recommencer dix fois chaque combat.

J’entends l’argument opposé qui dit qu’une vision devrait être cohérente et ne pas se soucier de ce genre de considération, comme c’est le cas avec les jeux FromSoft. Mais quelle que soit l’opinion qu’on en a, c’est le choix qu’a fait CD Projekt. Et le truc, c’est que le vrai The Witcher 3, celui qui vous pousse à jouer le truc à fond, ce n’est pas la difficulté de base. Si vous jouez en Marche de la mort, croyez‑moi que vous aurez besoin de bien plus que des coups légers et des esquives. Vous aurez besoin de feuilleter le bestiaire, de partir pendant une heure à la recherche d’une plante pour pouvoir crafter la potion qui vous donnera 10 % de dégâts en plus, vous prendrez tout ce que vous pourrez pour vous aider en combat. Les signes seront indispensables et là, tout l’arsenal en votre possession trouvera une utilité. Le choix d’une armure et ses avantages feront toute la différence ; et pour pouvoir la crafter, il va falloir gagner de l’argent – chose pas facile parce que les contrats rémunèrent peu face aux risques qu’on prend.

Parce que c’est ça, la volonté initiale de CD Projekt : nous mettre dans la peau d’un sorceleur. Planifier le combat pour ne pas être pris au dépourvu face à une bête qui peut nous tuer en deux coups de griffe. Ne pas toujours choisir la violence même lorsque ça semble plus simple, parce qu’un groupe armé de cinq personnes – même lorsqu’on a des capacités surhumaines –, c’est prendre un risque. À tous ceux qui trouvent le gameplay de The Witcher trop simple ou répétitif, je ne peux que vous inviter à jouer dans un mode de difficulté plus élevé pour vous rendre compte de sa richesse, qui n’est jamais dévoilée en difficulté de base.

Quant à ceux qui disent que Geralt est un lourdaud, je répondrai que oui : encore une fois, on a beau être un mutant, on reste un être humain. On ne joue pas un super‑héros, on joue quelqu’un de normal avec des capacités anormales – mais pas au‑delà de toute logique. Les mouvements de Geralt sont réalistes, et ça implique forcément une certaine lourdeur. Il n’empêche qu’il reste bien plus vif que les humains de base. Et pour finir, je dirais à ceux qui trouvent les combats répétitifs qu’il n’y a pas grand‑chose à voir entre un noyeur, qui va surtout miser sur sa capacité à nous bondir dessus, et un soldat avec un bouclier, intuable si on ne fait que l’attaquer en boucle – parce que oui, notre épée ne sert pas à grand‑chose. Il y a une diversité assez impressionnante de patterns chez les ennemis, qui certes peut devenir redondante à la longue, mais sur un jeu qui dure une centaine d’heures, est‑ce vraiment si grave ?

Après, attention, mon but n’est pas d’être de mauvaise foi, et je reconnais volontiers que le jeu a des défauts. Il y en a deux majeurs pour moi, en plus des moult points d’interrogation cités précédemment. Le premier, c’est l’aspect RPG : déjà, je déteste la présence trop importante de loot. Chaque fois que je joue, j’ai l’impression de passer autant de temps à me battre qu’à ramasser tout ce qu’il y a autour de moi. Et ça devient parfois carrément incohérent, comme le fait de pouvoir tranquillement prendre tout ce qui se trouve dans les maisons à Velen alors que les gens sont déjà ultra pauvres. Je ne vois pas dans quel monde on nous laisserait faire ça impunément. Ça m’amène d’ailleurs à un autre problème, qui est celui de l’interface, que je trouve très peu intuitive et encore moins agréable. Peut‑être que ce n’est qu’une question de goût personnel, mais chaque fois que je cherchais quelque chose de précis – un document ou une potion –, ça me prenait des plombes. The Witcher est un vrai RPG, à des kilomètres de la mode des light‑RPG qu’on a maintenant, donc forcément l’interface ce n’est pas un sujet facile. Mais c’est dommage, car je pense qu’il y avait moyen de faire mieux.

Le deuxième point que je trouve raté, c’est la boucle de gameplay trop centrée sur le sens du sorceleur. Là encore, ça tient peut‑être plus à la durée du jeu qui, forcément, nous pousse à répéter les mêmes actions encore et encore. Mais ça reste un problème de game design global : le fait est qu’on fait toujours la même chose ou presque dans les contrats. On parle à un PNJ, on se rend à un endroit, on utilise le sens du sorceleur pour examiner l’endroit, on suit une piste, on arrive au monstre, on retourne parler au PNJ : c’est à peu près la même chose pour 90 % des contrats. Qu’on soit aux cinq premières heures ou aux cinq dernières, ce sera peu ou prou identique.

En soi, j’imagine que c’est encore une fois thématiquement lié : on joue un sorceleur qui fait ce métier depuis des décennies ; il y a une sorte de routine qui s’est installée, c’est devenu mécanique pour lui, et ça se retranscrit via la boucle de gameplay. Mais ça reste dommage, parce qu’avec la richesse de l’écriture, si la boucle avait été un peu plus variée, on aurait vraiment pu avoir le jeu ultime concernant ce genre de quêtes qu’on va qualifier de FedEx pour simplifier. Ça n’en est pas vraiment justement parce qu’il y a toujours un petit twist dans l’écriture qui rend chaque quête unique, mais cette structure identique d’un contrat à l’autre peut facilement donner l’impression de toujours faire la même chose malgré la différence de contexte, et c’est vraiment dommage.

Enfin voilà : je suis entièrement d’accord pour dire que The Witcher 3 n’est pas parfait, loin s’en faut. Par contre, je suis loin de m’aligner avec ceux qui pensent que son gameplay manque de richesse, ou même que ce serait le point faible du jeu. The Witcher 3 n’a jamais voulu être un jeu d’action spectaculaire. Il voulait être crédible. Fatigant, parfois frustrant, mais toujours cohérent avec la vie qu’il raconte : celle d’un homme qui tue pour survivre, pas pour briller.

Et puis, quand même, on en parle du gwent ?

Gwent

Le gwent, c’est littéralement un jeu dans le jeu. Un deck‑builder avec énormément de possibilités, de stratégie, des artworks magnifiques ; bref, rien d’étonnant si vous avez passé des heures à y jouer. Et d’ailleurs, les devs se sont dit la même chose puisqu’ils ont carrément développé un stand‑alone. Enfin non, pas qu’un seul – mais j’y reviens dans cinq minutes.

C’est aussi l’une des particularités de The Witcher 3, un élément tout bête mais qui le rend unique : est‑ce que vous connaissez beaucoup de jeux qui intègrent un gameplay si riche alors qu’il n’a absolument rien à voir avec celui du jeu de base ? Dans les mondes ouverts, on a souvent plein de mini‑jeux : des cartes, des dés, bref des trucs sympas. Mais à part la série des Yakuza, qui en a d’ailleurs fait l’une de ses marques de fabrique, je n’avais jamais vu un simple mini‑jeu aussi abouti. Et ça en a d’ailleurs inspiré d’autres, comme le Queen’s Blood dans FF7 Rebirth.

Cette idée saugrenue et pourtant géniale, on la doit à un petit groupe chez CD Projekt, qui voulait proposer autre chose que le jeu de dés des précédents épisodes.

Wild Hunt était l’occasion pour nous de pousser à fond tous les autres aspects de nos jeux précédents – de la narration au gameplay, en passant par la qualité des quêtes et l’art. Ça ne paraissait pas juste de ramener un mini‑jeu qu’on avait l’impression de ne pas pouvoir améliorer. – Damien Monnier

Mais bien évidemment, ça n’a pas été simple. Le budget prévu pour le jeu n’incluait pas un mini‑jeu de cette profondeur. Alors les devs, vraiment ultra motivés, décident de le créer sur leur temps libre. Et comme ils ne pouvaient pas tout faire eux‑mêmes – notamment l’interface et les visuels –, ils ont fait jouer certains collègues au prototype. Ceux‑ci ont tout de suite aimé l’idée et les ont aidés.

La première chose que j’ai faite a été de jouer au prototype papier qu’ils avaient déjà mis en place. Au bout de deux parties, j’ai commencé à voir tout son potentiel et à réfléchir à un plan pour l’intégrer dans notre planning ultra serré. On était déjà tous débordés à essayer de finir le jeu principal – et franchement, je reste bluffé par le résultat qu’on a réussi à sortir. Des gens talentueux de tous les pôles ont donné un coup de main, et ça n’aurait pas été possible sans leur soutien. – Jason Slama, lead UI programmer

Bien sûr, toutes les idées n’ont pas été implémentées. Si ça avait été le cas, le jeu aurait été beaucoup plus complexe : par exemple, ils avaient imaginé la possibilité de superposer des cartes pour transférer des effets d’une carte à l’autre. Prendre une carte héroïque et transmettre son invulnérabilité à une autre, par exemple. Mais c’était trop complexe, ça collait mal avec l’horizontalité du plateau, donc ils ont abandonné. Il a aussi fallu ajuster l’IA, ce qui est fait via la puissance des decks. C’est plutôt bien pensé, parce que ça permet de créer des quêtes associées aux meilleures cartes, qu’ils ont en plus dispersées sur la carte – offrant au passage une bonne excuse supplémentaire pour vagabonder. Et ça peut même parfois nous pousser à croiser des quêtes qu’on aurait pu louper : ça a été mon cas avec le druide Gremist, paumé au fin fond de Skellige.

Si le gwent est un bijou dans The Witcher 3, il a eu tellement de succès que les devs ont décidé de sortir un spin‑off multijoueur très sympa. Mais ce n’est pas tout : il y a aussi eu Rogue Mage, qui reprend la formule de Slay the Spire, et, en plus de ces deux‑là, un jeu à part entière, bien plus ambitieux. Un jeu qui n’a clairement pas eu le succès qu’il mérite, la faute à un marketing bancal. Il est pourtant d’une qualité exceptionnelle, avec une écriture largement au niveau de la trilogie et un gameplay ultra riche et efficace – une pépite dont beaucoup d’entre vous n’ont peut‑être même jamais entendu parler : Thronebreaker.

Alors oui, vu comme ça, on dirait une sorte de jeu mobile dégueulasse bourré de microtransactions. Mais pas du tout ! C’est un vrai jeu solo, d’une trentaine d’heures, qui raconte l’histoire de Meve durant la deuxième guerre contre Nilfgaard. Reine de Lyrie et de Rivie, Meve découvre ses terres rongées par la corruption et la menace d’une invasion en revenant d’une campagne militaire. Lorsque l’attaque de Nilfgaard se produit, elle est forcée de fuir, trahie par son propre fils. Dotée d’un caractère fort et d’une volonté de fer – presque aussi têtue qu’un Breton, en somme –, elle décide de rassembler une armée et de chercher des alliés où elle peut pour reconquérir ses terres. Le début d’une grande aventure où les choix cornéliens sont légion.

Et déjà, là, on voit que tout est bien pensé. Meve est un personnage secondaire des livres, et beaucoup de flou entoure son histoire. C’est le personnage parfait pour raconter une histoire fidèle à l’esprit des romans, tout en étant suffisamment ouverte pour apporter sa propre patte. Alors bien sûr, l’histoire étant déjà écrite, les fans connaissent la fin, et il faut en plus respecter les faits racontés par Sapkowski. Mais il reste suffisamment de parts d’ombre pour étoffer l’univers, apporter quelques surprises, et même faire des liens avec la trilogie vidéoludique.

En plus, le fait de jouer une reine rend le gameplay parfaitement cohérent. Sur un champ de bataille, les têtes pensantes établissent des stratégies, utilisent leurs ressources, déplacent leurs pions. Un peu comme ce qu’on fait dans le gwent, donc tout est raccord. Et comme le dit le directeur du jeu, Mateusz Tomaszkiewicz (directeur des quêtes sur The Witcher 3), les femmes de pouvoir sont assez rares dans The Witcher, et le deviennent encore plus lorsqu’on sort du cercle des magiciennes. La reine Meve est un personnage atypique, respecté en tant que souveraine aussi bien par son peuple que par les autres rois : c’était l’occasion d’explorer en profondeur quelque chose d’assez peu abordé dans les précédents jeux de CD Projekt.

Et vraiment, si vous aimez The Witcher et son univers, c’en est une parfaite déclinaison. Pour ceux qui n’ont pas lu les livres, c’est un bon moyen d’en apprendre plus : on découvre plein de lieux, dont par exemple la fameuse Rivie, ou encore Mahakam, la plus importante cité naine. Et rassurez‑vous, c’est écrit exactement de la même manière que les jeux, donc on n’est jamais perdu :

Notre manière d’écrire les dialogues et l’histoire n’a pas changé. Je pense que l’esprit de l’univers The Witcher est toujours présent dans ce jeu. Évidemment, nous avons ajouté plus de mécaniques, mais ça reste très centré sur l’histoire, les choix et leurs conséquences. Les décisions où aucune option n’est vraiment bonne, mais où il faut choisir quand même, sont toujours présentes. Avec Meve, c’est même encore mieux. En tant que monarque, elle est forcée de prendre ce genre de décisions au quotidien, là où Geralt ne se retrouvait dans ce genre de situations que de temps en temps. – Mateusz Tomaszkiewicz

Si ce que vous avez préféré dans The Witcher, ce sont les dilemmes moraux, vous allez vous régaler, parce que Thronebreaker en a des vraiment corsés, avec cette fois un cadre totalement différent, car on incarne une reine. Contrairement à Geralt, Meve n’a pas de pouvoir magique ni d’épée légendaire. Elle doit gouverner, négocier, et parfois trahir. C’est une approche radicalement différente de l’univers, mais tout aussi riche. D’autant plus que ces choix peuvent avoir un impact direct sur le gameplay : si un de nos alliés n’est pas d’accord avec nous, il peut quitter la troupe et nous forcer à revoir notre deck s’il s’agissait d’une carte maîtresse.

La cerise sur le gâteau, c’est le gameplay, qui pourrait paraître ennuyant au premier abord. Faire en boucle des parties de gwent, on pourrait croire qu’on va vite être lassé. Mais pas du tout : on tombe souvent sur des situations originales qui nous poussent à jouer différemment. Dans ce genre de puzzles, l’objectif est rarement d’écraser l’ennemi, mais plutôt de remplir une condition. Là encore, c’est malin, parce que ça diversifie le gameplay, en plus d’être cohérent avec la narration. Et si, à la sortie, le jeu était un peu trop facile, les devs ont écouté les retours et renforcé la difficulté des modes supérieurs en faisant « scaler » la puissance et l’armure des ennemis selon notre progression sur la map. En gros, plus on avance, plus les ennemis deviennent coriaces – pas super logique en RP, mais parfait pour les habitués du gwent.

Le jeu n’est pas exempt de défauts non plus, et l’exploration est sans doute là où il bat le plus de l’aile. C’est très linéaire et pas forcément super intéressant à la longue. Et puis il y a ces visuels qui ne plairont pas à tout le monde, cette façade qui crie « jeu indé » et peut rebuter ceux qui n’y sont pas habitués. Mais il faut prendre en compte le contexte : à la base, ça devait être une campagne solo du gwent multijoueur. C’est devenu un jeu à part entière uniquement grâce à l’ampleur qu’il prenait au fil du développement. Alors oui, ça reste un petit projet, et c’est justement pour ça que les devs ont choisi Unity : grâce à ça, ils pouvaient le sortir facilement sur plusieurs plateformes, mobile compris. En plus, utiliser le REDEngine pour un jeu basé sur du deck‑building n’aurait sans doute pas été idéal. On se retrouve donc avec un jeu reposant en grande partie sur des assets 2D et une vue isométrique, avec très peu d’animations. Autrement dit, des visuels modestes, mais une direction artistique marquée : le chara‑design des personnages fonctionne, certaines cartes sont sublimes, et les cinématiques ne manquent pas de mordant. Mateusz Tomaszkiewicz justifie d’ailleurs la vue isométrique par l’envie de redonner la sensation des vieux CRPG.

Si le résultat ne plaira pas à tout le monde, Thronebreaker mise sur l’imagination. Le résultat, c’est une immersion non pas moins forte, mais différente – plus proche d’un livre illustré que d’un blockbuster. Bien évidemment, la principale justification reste l’économie, et c’est aussi pour ça que des événements importants sont représentés via des dessins ou une simple voix off ; mais ça lui confère une patte, une identité bien à lui.

Autre détail majeur, le jeu est intégralement doublé en français, avec un excellent casting. De ce côté‑là, on est à la hauteur du 3, et ça rend l’expérience très plaisante. Pareil pour les musiques : on retrouve les compositeurs de The Witcher 3 et le groupe Percival, avec en plus le compositeur de Cyberpunk – que du beau monde.

Si le gwent était excellent, Thronebreaker prouve qu’on pouvait aller encore plus loin. Un jeu qui raconte une histoire de pouvoir, de trahisons et de sacrifices… juste avec des cartes, des choix, et une reine inoubliable. Alors oui, il n’a pas eu le succès de The Witcher 3, mais c’est exactement pour ça qu’il mérite votre attention. Parce que dans l’ombre des blockbusters se cachent parfois les pépites les plus audacieuses. Et celle‑là, souvent soldée à moins de 5 €, c’en est presque du vol.

Bref, difficile d’imaginer Wild Hunt sans le gwent. C’est rare qu’un simple mini‑jeu ait une telle influence qu’il finisse par engendrer plusieurs spin‑offs. Et même si Thronebreaker est resté injustement méconnu, il prouve bien que ce petit jeu de cartes improvisé est devenu l’un des héritages durables de The Witcher.

Et là, justement, ce serait le bon moment pour en parler, de son héritage. De son succès, de son impact sur l’industrie et les joueurs qui en parlent encore avec passion dix ans après sa sortie. Mais non – ça va venir. Il nous reste un dernier détour à faire avant de conclure. Il faut qu’on parle de la face cachée de CD Projekt, celle qui est mise sous le tapis, celle qu’on oublie trop souvent. Celle qui a détruit des vies, brisé des familles et anéanti des vocations. Vous croyez que j’en fais des caisses ? Attendez de voir.

Chapitre VII : La face cachée

Est-ce que vous savez ce que ça représente, un jeu de 100 heures avec une qualité d’écriture exemplaire, un monde ouvert riche, des graphismes saisissants et un gameplay efficace ? Pour les joueurs, c’est un rêve. Pour les devs, c’était l’enfer.

Crunch The Witcher 3

The Witcher 3 est un jeu fichtrement ambitieux. Les devs doivent créer un monde gigantesque, plus grand que celui de Skyrim encore, avec une cohérence totale sur le moindre élément. En plus, comme le monde est immense, il faut pouvoir traverser ces longues distances rapidement, donc le cheval devient le principal moyen de locomotion, un système qu’ils n’avaient encore jamais fait. Puis il faut remplir le monde pour que toutes les 40 secondes, il se passe quelque chose, histoire que le joueur ne s’ennuie pas. Puis il faut retravailler le moteur du jeu. Puis il faut le rendre multiplateforme. Et puis il faut que chaque quête, le moindre petit élément scénarisé, ait un petit quelque chose en plus : aucune quête FedEx n’est autorisée. Et puis il faut réfléchir les plans de caméra pour que la mise en scène soit porteuse de narration, au même titre que la musique, et puis il faut aussi enregistrer tous les dialogues et plus encore, même ces petites phrases qu’on entend en se promenant. Et tout ça, il faut le faire en deux ans.

Oui, en deux ans, parce que la préproduction a commencé en 2011, mais ce n’étaient que des éléments préparatoires comme les concept arts. Le développement n’a vraiment commencé qu’en 2012. Et le jeu était à la base prévu pour 2014. Donc, deux ans. Sauf qu’évidemment, ce n’était pas tenable. Il restait trop de bugs à corriger, et le service marketing s’est dit que sortir le jeu en mai 2015 plutôt qu’à la fin 2014, ça éviterait de sortir en même temps que les gros mastodontes. En mai, les gens avaient le temps de finir les gros jeux de la fin d’année 2014 – ils étaient frais et dispos pour The Witcher 3 et ses 100 heures de contenu.

En 2014, alors que tout le monde est en plein crunch, le jeu n’arrête pas d’évoluer. L’équipe dédiée aux quêtes retravaille encore et encore une grande partie de l’histoire parce qu’elle ne parlait pas assez à ce moment‑là de la guerre entre Nilfgaard et la Redanie, alors que c’est pourtant un pan très important du jeu. Les programmeurs se prennent la tête avec le moteur pour réussir à maintenir un framerate convenable, et il faut en plus améliorer le moteur lui‑même parce qu’il plantait énormément. Un scénariste en parle avec un fatalisme presque serein :

« Il y avait des fois où le moteur crashait 20 à 30 fois par jour. Et ce n’était pas si terrible parce qu’on s’y attendait, donc on sauvegardait toutes les cinq minutes. » – Jakub Szamałek

De leur côté, les level designers décident de relier Novigrad et Velen en créant une grosse zone au lieu de deux séparées. Les graphistes retouchent tous les jours une tonne de détails, notamment grâce aux retours des joueurs :

« On lisait les forums pour voir ce que les gens demandaient, et on ajoutait des éléments en fonction de leurs retours. Par exemple, il y avait cette vidéo de Novigrad. On voyait la ville au loin. Et il y avait des fans hardcore qui parlaient de la ville sur les forums. Dans les livres, la cité avait de grands murs. Et pas dans la vidéo. Alors on s’est dit : “Oui, on devrait faire ça.” Et on les a construits. » – Mateusz Tomaszkiewicz

Bref, c’est un travail colossal qui implique forcément de nombreuses heures supplémentaires. Mais c’est encore plus accablant quand on sait que dès le départ, les équipes sont lessivées : The Witcher 2 était déjà un parcours du combattant. Il a fallu cruncher comme pas possible et supprimer une tonne de contenu pour sortir le jeu à temps.

On l’a vu dans le chapitre 4 : la fin de The Witcher 2 est super frustrante. Après une montée en puissance saisissante, on termine sur une discussion autour d’une bouteille de vodka. L’explication est simple : un acte entier a été supprimé. À la base, The Witcher 2 devait avoir un quatrième acte qui se passe à Dol Blathanna, la Vallée des Fleurs, terre des Elfes. Le manque de temps et d’argent a poussé CD Projekt à supprimer tout ça, en infligeant au passage un crunch intensif aux équipes. Alors imaginez leur tête quand on leur annonce que The Witcher 3 sera un monde ouvert gigantesque avec un scénario de 200 heures – rappelez‑vous, le script d’origine était trois fois plus gros que celui de la version finale. Certains ont sué très fort, et il a fallu des efforts immenses pour les convaincre de rester.

Côté chronologie : en 2013, les équipes s’agrandissent grâce à des vagues de recrutement, jusqu’à dépasser les 200 personnes. Le travail avance, mais de manière chaotique : beaucoup de fonctionnalités sont développées puis abandonnées. En plus de troncs narratifs entiers jetés à la poubelle, on devait par exemple avoir des courses de bateaux, des concours de beuverie, des PNJ avec une vraie routine, et une tonne d’autres mécaniques. Surtout, une idée géniale : un système à la VATS de Fallout ou les points faibles de Monster Hunter. En gros, on pouvait viser des zones du corps des monstres pour leur infliger plus de dégâts. Cette mécanique a représenté une année de travail… jetée à la poubelle.

La destruction fait partie de la création, mais là ça fait beaucoup. En mars 2014, la direction repousse la sortie de fin 2014 à février 2015. Et là, l’enfer commence : crunch intensif pour rattraper le retard. En octobre 2014, la situation est critique : le jeu est jouable, mais jugé trop vide. Les développeurs créent en urgence des points d’intérêt pour densifier le monde – la fameuse règle des 40 secondes. Malgré tout, à deux mois de la sortie, plus de 5 000 bugs subsistent. Les devs estiment que seuls 2 000 pourront être résolus d’ici février : nouveau report. Finalement, ce sera mai 2015. Annoncer ce délai à des équipes épuisées, c’est… délicat. Adam Badowski, directeur du studio, résume l’état d’esprit :

« Ils savaient qu’il y aurait une nouvelle période de crunch… C’est dérangeant, c’est mauvais, et ça vous coûte beaucoup, mais… il faut savoir leur dire : Oui, en ce moment vous êtes en crunch, vous êtes épuisés et vous détestez cette entreprise, mais notre objectif est d’avoir plus de 90 sur Metacritic et vous verrez… Vous vivrez un moment incroyable et tout le reste disparaîtra. »

Ce discours illustre la philosophie du studio : subir quelques mois supplémentaires d’efforts extrêmes en espérant qu’un succès critique et commercial fera oublier la douleur. Une philosophie qui a un coût humain énorme – le turnover l’atteste. Les employés restés du premier Witcher au troisième se comptent sur les doigts d’une main.

Les derniers mois avant la sortie sont consacrés au polissage, avec plus ou moins de crunch selon les départements. Les scénaristes ont bouclé l’histoire principale depuis six mois – ils sont moins sollicités et s’occupent de textes secondaires (lettres, livres, panneaux). À l’inverse, les équipes audio, FX et QA sont au front jour et nuit. Bon gré mal gré, le jeu sort dans un état acceptable. Il y a beaucoup de bugs, mais on est loin de la sortie scandaleuse de Cyberpunk 2077. Les retours critiques et commerciaux sont excellents, la première ministre polonaise passe au studio la veille de la sortie. On pourrait croire à la fête… mais non. Presque aucun répit : il faut enchaîner sur les 16 DLC gratuits et deux extensions. Avec Hearts of Stone en 2015, puis Blood & Wine en 2016 et sa nouvelle zone immense, la cadence ne diminue pas. Certains développeurs ont crunché de 2013 à 2016.

The Witcher 3 est un chef‑d’œuvre. Un chef‑d’œuvre bâti sur des montagnes de souffrance. Et le pire ? Personne n’en parle. Quand j’ai fait mes recherches, j’ai trouvé très peu d’informations sur ce crunch. Dans le jeu vidéo, on célèbre les jeux, pas ceux qui les font. Alors la prochaine fois que vous lancerez The Witcher 3… souvenez‑vous d’une chose : l’excellence a un prix. Et ce n’est pas 60 euros.

The Witcher 3, c’était l’enfer. Mais un enfer organisé : des deadlines, des objectifs, et une équipe qui, malgré tout, croyait au projet. The Witcher 1 ? C’était le Far West. Pas de règles. Pas de limites. Juste un rêve, un moteur de FPS bricolé, et une poignée de mecs prêts à tout pour que ça marche… même à se détruire.

Le projet The Witcher 1

Petit rappel : dans les années 90, CD Projekt fait de la traduction de jeux en polonais et connaît le succès grâce à Baldur’s Gate, puis d’autres RPG. Quand l’éditeur de Baldur’s Gate veut s’ouvrir au marché console avec Dark Alliance, CD Projekt propose de s’occuper du portage PC, car le marché console est inexistant en Pologne. Sauf qu’ils n’ont pas de dev. Ils mettent alors la main sur Sebastian Zieliński, un petit prodige qui, à 20 ans, a déjà développé son propre moteur et signé un FPS culte en Pologne, Mortyr. Cette info aura son importance.

Le projet tombe à l’eau, et CD Projekt décide de créer son propre jeu. Détail croustillant : quand CD Projekt cherche à obtenir les droits de The Witcher, ils appartiennent déjà à une autre boîte : Metropolis Software. Oui, CD Projekt n’a pas été le premier à vouloir adapter The Witcher ! Et pour l’anecdote, Adrian Chmielarz, fondateur de Metropolis, fondera plus tard People Can Fly (Bulletstorm)… et contribuera à Fortnite. Bref, Metropolis ne garde pas les droits longtemps, le jeu est annulé, et CD Projekt récupère la licence.

Ils élaborent un prototype. Un an passe, ils cherchent un éditeur : catastrophe, personne n’en veut. Le prototype ne donne pas envie – inexpérience, moteur de FPS inadapté, et surtout… une équipe qui ne s’entend pas.

L’ambiance se dégrade et ça finit mal avec Zieliński. Le prototype est jeté, et les cofondateurs, Marcin Iwiński et Michał Kiciński, repartent à zéro avec quelques fidèles. Ils décident de faire un RPG centré sur la narration et des choix matures, et reçoivent le coup de pouce de BioWare. Des bases saines, hein ? En pratique, une catastrophe.

Déjà, le crunch. Les locaux : d’anciens entrepôts sans fenêtres, sauf une seule pièce… occupée par Kiciński. Le reste de l’équipe bosse des années dans une salle aveugle. Et, vers la fin, un crunch ultra violent :

Nous travaillions tard. Certains d’entre nous dormaient sous leur bureau. Imaginez, une dizaine de jeunes hommes, sans douche, juste des toilettes. Je rentrais à la maison en taxi, prenais une douche, et je revenais au studio, mais certains n’en prenaient pas le temps… Nous voulions créer un jeu aussi génial que possible, nous ne pensions pas à nos conditions de travail. – Ryszard Chojnowski

Les conditions ont été si dures que la majorité de l’équipe a démissionné à la sortie, beaucoup quittant même l’industrie. Et Kiciński ? Au‑delà des accès d’humeur, le pire, c’est la gestion de projet. Exemple très concret : au départ, The Witcher devait être un RPG pur jus où l’on créait son personnage. Geralt n’était qu’un PNJ important. Un matin, Kiciński arrive et annonce qu’il a rêvé que le héros devait être Geralt. Décision actée.

La décision de faire de Geralt le héros du jeu a été un tremblement de terre. Quand j’ai appris cette anecdote, j’ai compris le chaos qui régnait alors à CD Projekt. – Artur Ganszyniec

Rétrospectivement, excellente intuition : Geralt est devenu iconique. Mais pour les équipes, c’est des mois de travail partis en fumée… parce qu’un patron a fait un rêve.

Dernière anecdote glaçante : Ryszard Chojnowski, ultra investi, dirige le prototype puis une grande partie du développement. En 2004, à l’E3, BioWare leur fait une place sur son stand – énorme coup de projecteur. Chojnowski rentre en Pologne, éreinté… et apprend qu’il est licencié. Motif : il « monte l’équipe contre » Kiciński. En réalité, désaccord frontal : Kiciński voulait un Diablo‑like en vue du dessus, Chojnowski défendait un vrai RPG à la Gothic. Le clash se règle à la hache.

Voilà l’enfer du développement de The Witcher : gestion chaotique et crunch dévastateur.

The Witcher 2 et le procès

Après The Witcher 1, CD Projekt veut porter le jeu sur consoles. Ils font appel au studio français WideScreen et la collaboration tourne mal. Chacun accuse l’autre ; Atari, éditeur de la version PC, joue l’arbitre. Atari a financé le portage et veut récupérer son argent. Problème : les caisses de CD Projekt sont trop légères pour rembourser Atari et financer The Witcher 2. Les dirigeants promettent donc à Atari la primeur des négociations pour la distribution physique européenne de The Witcher 2. Autrement dit, pas d’obligation d’accepter, mais priorité pour discuter. À l’époque, le physique compte encore beaucoup.

Entre‑temps, Atari cède ses droits européens à Bandai Namco, qui hérite du deal. Quand The Witcher 2 arrive sur Xbox, Bandai Namco se présente pour négocier et assure que CD Projekt « ne trouvera pas mieux ailleurs ». Mauvais pari : THQ propose un meilleur deal, Iwiński signe… et part en vacances, ravi. À son retour : Bandai Namco gèle plus d’un million d’euros de paiements liés aux ventes PC et attaque en justice. Motifs : non‑respect de la priorité de négociation et retrait du DRM sur The Witcher 2 sans autorisation (il faisait perdre 30 % de perfs sur Steam, CD Projekt l’a enlevé au premier patch).

En attendant la décision du tribunal français, CD Projekt a interdiction de promouvoir le jeu avec THQ. Ils perdent le procès. Résultat : indemnité à payer à Bandai Namco, et dédommagement à THQ pour annuler le contrat… sinon nouveau procès. Sous pression, Iwiński cède : il paie THQ, annule, et confie la distribution Xbox à Bandai Namco. Ironie : un mois plus tard, THQ fait faillite. Au final, tout s’apaise et Bandai Namco distribuera aussi The Witcher 3 en Europe. Mais l’épisode révèle une gestion à vue, pleine de paris risqués.

Le marketing mensonger

Derrière les bugs, les nuits blanches et les rêves de Kiciński, une machine marketing se met en place et culmine avec The Witcher 3. Un jeu « révolutionnaire », « développé avec passion ». La passion justifie tout, paraît‑il. Sauf que la passion, ça se ment. Et CD Projekt est devenu maître en la matière.

À la sortie, le 18 mai 2015, The Witcher 3 est acclamé. Mais une chanson discordante tourne sur les forums : le jeu ne ressemble pas à ce qui avait été promis. Les trailers précédaient un rendu bien plus beau. Oui, The Witcher 3 a été downgradé. Longtemps, les développeurs l’ont nié. Les comparaisons sont pourtant sans appel : le trailer 2013 affiche une direction artistique différente (désaturée, très réaliste, proche du 2), une faune foisonnante, une distance d’affichage folle, des effets de feu impressionnants. Même quand la mention « in‑game » apparaît ensuite, l’écart reste net. En 2014, la séquence de gameplay montre encore un niveau de détails très élevé, déjà en deçà des premières vidéos, mais au‑dessus du résultat final. Tout le monde est traumatisé par Watch Dogs ; CD Projekt choisit de rassurer… en niant l’évidence.

Le plus ironique : le jeu final est superbe, surtout grâce à sa direction artistique. Et même s’il avait été moche, ça ne lui aurait pas enlevé ses qualités. Le problème, c’est d’avoir refusé d’assumer que des concessions techniques étaient nécessaires pour faire tourner le jeu sur consoles. Argument recevable… s’il avait été dit franchement.

Pire : la leçon n’a pas été retenue. Cyberpunk 2077 a promis monts et merveilles pour finir sur le pire lancement de l’histoire récente du médium. Et lors d’une présentation technique de The Witcher 4, on voit des mains sur une manette pendant des plans manifestement non jouables en temps réel – façon de laisser entendre que « c’est jouable ». Tendre le bâton pour se faire battre.

En dix ans, CD Projekt est passé d’une poignée de rêveurs dans un entrepôt sans fenêtres à l’un des studios les plus admirés au monde. Mais à chaque étape, le prix à payer a été le même : l’épuisement jusqu’au point de rupture. Ce n’est pas seulement l’histoire d’un studio, c’est celle d’une industrie où la souffrance se confond avec la passion, où la réussite efface tout, et où la communication finit par remplacer la vérité. Et au final, personne ne se souvient de la souffrance ou des mensonges, seulement du chef‑d’œuvre. Et celui‑là allait changer leur destin.

CHAPITRE VIII : Un roi est né

Quand on regarde la trajectoire de The Witcher, c’est difficile de ne pas être admiratif. On a du mal à croire que tout ça a commencé avec une série de nouvelles parues dans un magazine de science-fiction polonais dans les années 80. Et pourtant, tout commence avec lui, Andrzej Sapkowski, qui écrit des contes à la fois ironiques, violents, très ancrés dans le folklore slave. Des histoires où les monstres ne sont pas forcément ceux qu’on croit, et où la morale est toujours un peu grise. Puis, quelques temps après, CD Projekt débarque à l’improviste, sans trop savoir où ça va. Parce qu’à la base, tout ça n’avait rien d’un plan. C’était juste un petit groupe de gens, sans expérience, qui bricolait un RPG à partir d’un moteur de FPS. Et quinze ans plus tard, The Witcher 3 devient l’un des jeux les plus importants de sa génération. Pas seulement pour ce qu’il raconte, mais pour tout ce qu’il représente.

Quand The Witcher 3 sort en 2015, personne n’imaginait que le jeu atteindrait un tel niveau. À ce jour, il s’est vendu à plus de 60 millions d’exemplaires, et la trilogie complète dépasse les 75 millions. C’est colossal. On parle d’un RPG polonais qui dépasse des mastodontes comme Zelda ou Elden Ring, et même des séries grand public comme Call of Duty ou Assassin’s Creed. C’est simple : c’est le 4e jeu solo le plus vendu de l’histoire du jeu vidéo et le 8e jeu le plus vendu toute catégorie confondue. Rien que ça.

Et ce succès ne tient pas seulement à la qualité du jeu, mais aussi à ce qu’il a prouvé à l’industrie : qu’on pouvait encore faire un grand jeu narratif, ambitieux, exigeant ; qu’on pouvait créer un gigantesque monde ouvert sans jamais rogner sur la qualité d’écriture. CD Projekt n’était pas un géant à ce moment-là. Mais après The Witcher 3, ils le deviennent. Le studio passe d’outsider à symbole du triple A européen, et pendant un temps, il incarne une forme d’idéal : celui d’un studio indépendant capable de rivaliser avec les plus gros sans renier sa vision. Ils ont fait ce que tout le monde croyait impossible : créer un monde ouvert massif, dense, crédible, avec une écriture mature et sans cynisme.

Et la reconnaissance ne tarde pas. Le jeu rafle plus de 250 récompenses de « Jeu de l’année », un record à l’époque qui n’a été dépassé, à l’heure actuelle, que par The Last of Us Part II. Oui, The Witcher 3 est le deuxième jeu le plus récompensé de l’histoire. Mais plus que les trophées, c’est la longévité qui impressionne. The Witcher 3 continue de se vendre, d’être rejoué, de séduire de nouveaux publics à chaque réédition. C’est le signe des jeux qui dépassent leur époque : ceux qui ne dépendent pas de leur génération de consoles, mais de ce qu’ils créent chez les joueurs. Et puis il y a aussi le symbole économique : le succès de The Witcher 3 montre qu’un jeu peut être rentable sur le long terme sans microtransactions, sans saisons, sans service en ligne. Juste avec une œuvre bien faite, peaufinée, qui traverse les années. Un modèle presque à contre-courant, qui a inspiré toute une vague de développeurs à miser à nouveau sur la qualité plutôt que sur la quantité.

Mais ce triomphe industriel prend une autre dimension quand on le regarde depuis la Pologne. Parce que The Witcher, là-bas, ce n’est pas juste un jeu. C’est un morceau d’identité nationale. Quand le jeu sort, c’est une fierté collective. Il y a des articles dans les journaux, des politiques qui en parlent à la télévision, et même la Première ministre de l’époque qui rend visite à CD Projekt la veille de la sortie du 3. Elle les remercie publiquement pour « avoir fait rayonner la Pologne dans le monde ». Le studio devient une sorte de vitrine culturelle, au même titre que le cinéma de Wajda ou la musique de Chopin. Et ça peut paraître anecdotique, mais dans un pays qui, pendant des décennies, a été marqué par l’occupation, la guerre, la pauvreté et la censure, c’est énorme. The Witcher a redonné à la Pologne une fierté moderne. Longtemps cantonnée au rôle de spectatrice, elle devient désormais conteuse.

Une preuve qu’elle pouvait non seulement exister dans la culture mondiale, mais aussi en devenir un acteur majeur. Et ce n’est pas juste une histoire d’ego national. C’est aussi une réussite industrielle. Parce que grâce à The Witcher, toute une génération de studios a pu éclore. Sans lui, pas de Frostpunk, pas de Dying Light, pas de Observer ou de Layers of Fear. The Witcher a littéralement posé les fondations de l’industrie vidéoludique polonaise telle qu’on la connaît aujourd’hui. Et c’est un modèle qu’on retrouve dans d’autres pays de l’Est : en Ukraine, en République tchèque, en Estonie… Tous ces studios ont vu que c’était possible. Qu’on pouvait créer des jeux ancrés dans une culture locale, sans se travestir pour plaire à l’Occident.

Et c’est sans doute là que réside la vraie force de The Witcher. Le jeu n’a jamais renié son identité. Il n’a pas cherché à ressembler aux autres. Il a pris ses racines – son folklore, son humour noir, sa mélancolie – et en a fait une richesse universelle. C’est sans doute pour ça qu’il a touché autant de monde : parce qu’il est profondément polonais, et en même temps, profondément humain.

Et puis, bien sûr, il y a eu le reste du monde. Parce qu’après sa sortie, The Witcher 3 a conquis la planète. Des millions de joueurs ont découvert Geralt, Ciri, Yennefer… mais aussi, à travers eux, un imaginaire qu’ils ne connaissaient pas : celui des contes slaves, des paysages d’Europe centrale. Le jeu est devenu une porte d’entrée vers une culture, une manière de raconter différente. Et c’est sans doute là que se trouve son plus grand accomplissement : The Witcher a fait découvrir la Pologne au monde entier sans jamais avoir besoin de la nommer. Il a montré qu’il existait autre chose que la fantasy anglo-saxonne. Une fantasy de la boue, de la peur, des compromis. Une fantasy où la morale est un luxe, et où la survie, c’est déjà beaucoup. Il a montré qu’on pouvait créer un mythe moderne en partant de son propre héritage. Aujourd’hui, The Witcher fait partie de ces rares œuvres qui dépassent le cadre du jeu vidéo. Ses musiques sont jouées en concert. Des millions de joueurs redécouvrent les livres de Sapkowski, traduits dans plus de trente langues. Geralt, Ciri, Yennefer deviennent des icônes. Pas juste des personnages, mais des symboles : de force, d’indépendance, de complexité.

Et ses thèmes – la morale grise, le destin, la responsabilité – résonnent bien au-delà de leur médium d’origine. C’est devenu une œuvre symbolique : celle d’une culture de l’Est qui s’affirme, et qui s’ouvre au monde. Et dans ce monde saturé de productions aseptisées, cette voix dissonante a fait du bien. The Witcher a ramené un peu de réalité dans l’imaginaire. Un imaginaire où la magie n’est pas un miracle, mais un fardeau. Où les héros n’ont pas raison, mais essaient juste de ne pas avoir tort.

Et dix ans après, le constat est clair : le jeu n’a pas vieilli. Il continue d’inspirer, d’émouvoir, de rassembler. C’est rare, ça, dans cette industrie où tout va trop vite. Aujourd’hui, The Witcher n’est plus seulement une saga de jeux vidéo. C’est un mythe moderne. Un de ceux qui prouvent qu’on peut encore créer des légendes dans un monde saturé de fiction. Et que, parfois, la plus belle des histoires, c’est celle qu’on n’avait pas prévue.

Conclusion

Hmmm… Bon, comment on fait pour conclure un texte comme ça ? Franchement, j’en sais rien. Parce que The Witcher, c’est pas juste une saga que j’aime bien. C’est… ma licence de cœur. Celle qui m’a donné envie de comprendre comment on fabrique des mondes, comment on raconte des histoires. Celle qui m’a montré toute la richesse du jeu vidéo, et peut-être même celle qui m’a poussé à faire ce que je fais aujourd’hui. Quand j’ai relancé The Witcher 3 pour cette vidéo, je pensais juste faire des captures, prendre des notes, comme d’habitude. Et puis j’ai rejoué, j’ai réécouté la musique, j’ai retrouvé ces personnages que j’aime tant, ces dialogues qui oscillent constamment entre l’humour et le tragique… et sans m’en rendre compte, j’étais de nouveau happé. Pas par la nostalgie, mais par ce truc que je ressens à chaque fois : une chaleur un peu triste. Une forme d’attachement qu’on n’explique pas. C’est un jeu que je connais par cœur, et pourtant, j’ai encore l’impression d’y découvrir des choses.

En rejouant à cette trilogie, j’ai aussi compris à quel point elle ressemble à ceux qui l’ont faite. Des gens épuisés, imparfaits, parfois broyés par leur propre rêve… mais qui y ont mis tout ce qu’ils avaient. Et peut-être que c’est ça, au fond, le vrai visage de The Witcher : pas celui des monstres, ni des sorceleurs, mais celui de ces artisans qui ont voulu créer quelque chose de beau, même quand tout semblait leur échapper. Parce que oui, The Witcher parle de monstres. Mais jamais de ceux qu’on croit. Les monstres, ce sont nos peurs, nos rancunes, nos illusions de contrôle. Et ceux qui les affrontent ne sont pas toujours des héros, juste des êtres humains qui essaient de faire au mieux. C’est un jeu sur la responsabilité, sur la fatigue d’exister, sur la beauté du geste même quand tout est perdu d’avance. Et si, dix ans après, on en parle encore, c’est parce qu’il nous rappelle que la magie – la vraie – n’est pas dans les sorts ou les runes, mais dans les histoires qu’on choisit de raconter. Que l’histoire du jeu vidéo, ce n’est pas ses graphismes, ni son budget, ni le nombre de quêtes. La magie du jeu vidéo, c’est les émotions qu’on y laisse.

The Witcher m’a appris que la nuance, c’est pas un manque de courage. Que le doute, c’est pas une faiblesse. Que parfois, faire le bon choix, c’est juste accepter qu’il n’y en ait pas. Les royaumes tombent, les rois meurent, les studios changent… Mais la magie, elle, perdure. Et peut-être que c’est pour ça que je l’aime autant.

Mais vous savez, l’histoire de Geralt ne s’arrête pas ici. Parce qu’il y a encore des pactes à honorer, des dettes à payer… et un dernier voyage, quelque part entre le vin et le sang.

Sources

📚 Livres et essais

🎥 Vidéos

The Witcher 3

  • 10 Key Quest Design Lessons from ‘The Witcher 3’ and ‘Cyberpunk 2077’ – GDC 2025. YouTube
  • Behind the Scenes - The Witcher 3: Wild Hunt [Making of] – NeoGamer - The Video Game Archive. YouTube
  • Behind the Scenes - The Witcher 3: Wild Hunt [Making of] – Trek Griffin. YouTube
  • Behind the Scenes of the Cinematic Dialogues in The Witcher 3: Wild Hunt – GDC 2025. YouTube
  • Capturing the Animation for The Witcher 3: Wild Hunt – Game Informer. YouTube
  • Creating The Sound - The Witcher 3: Wild Hunt Official Developer Diary – GameSpot. YouTube
  • Cut Quests I Never Knew Existed: Boat Races in the Witcher 3 – xLetalis. YouTube
  • Design du monde du Witcher 3 - Un documentaire Noclip – Noclip - Video Game Documentaries. YouTube
  • Designing The Witcher 3’s Most Famous Quest – Story Mode. YouTube
  • Get behind the scenes of The Witcher 3: Wild Hunt – Xbox. YouTube
  • History of The Witcher (1986 - 2021) | Documentary – Nick930. YouTube
  • Interview: Designing The Witcher 3: Wild Hunt – Game Informer. YouTube
  • Making of The Witcher 3: Wild Hunt (Wiedźmin 3: Dziki Gon) - Trailer – StuntForces. YouTube
  • Paweł Sasko - Constructing characters for The Witcher 3 and Cyberpunk 2077 – Digital Dragons. YouTube
  • Paweł Sasko: Life, Love and Quest Design. Anatomy of Quests in The Witcher 3: Wild Hunt – Digital Dragons. YouTube
  • Play-Conférence: The Witcher 3 – JVH - Jeux Vidéo et Histoire. YouTube
  • Pushing Boundaries: Animating Expansion Packs for The Witcher 3 Wild Hunt – GDC 2025. YouTube
  • THE WITCHER 3 : Le Plus Grand Mystère Enfin Découvert (7 ans après) – Feudality. YouTube
  • The Best Behind the Scenes - The Witcher 3 - Making of – Alvorada Games. YouTube
  • The Original Story and Endings of the Witcher 3 from 2012 (A Time of Sword and Axe) – xLetalis. YouTube
  • The Story of The Witcher 3: Wild Hunt – Game Informer. YouTube
  • The Witcher 3 & Cyberpunk 2077 with Marcin Iwinski - The Lobby | GDC Developer Sessions – GameSpot. YouTube
  • The Witcher 3: Wild Hunt - EXCLUSIVE Interview - Eurogamer – Eurogamer. YouTube
  • The Witcher 3: Wild Hunt - The Beginning [Making Of] – CD PROJEKT RED. YouTube
  • The Witcher 3: Wild Hunt Interview Damien Monnier Alexandre Boiret – DualShockers. YouTube
  • The Witcher History #1 - First Demo from 2002 – Ryslaw. YouTube
  • The Witcher History #2 - E3 2004 – Ryslaw. YouTube
  • Witcher 3 EXCLUSIVE interview – Super2bit. YouTube
  • Witcher 3: Deleted Ending - Yennefer Betrays the Lodge | REDkit Restoration – xLetalis. YouTube
  • Witcher 3: Wild Hunt - Interview with Peter Gelencser - CD Projekt RED @ Gamescom 2013 – AdventureCorner. YouTube
  • 🔴 Daniel Lobe et Adrien les 2 voix de Geralt de Riv jouent a The Witcher3 – Donald Reignoux. YouTube

The Witcher 2

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CD Projekt / Sapkowski / Histoire

  • Comic Con Interview with Andrzej Sapkowski - The Creator of The Witcher – Cerealkillerz. YouTube
  • Juifs de Pologne : un combat pour la vérité | ARTE – ARTE. YouTube
  • PAX West 2017 panel - 10th Anniversary of The Witcher – The Witcher. YouTube
  • The Complete History of Poland | Compilation – Suibhne. YouTube
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Articles

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  • This is How Much The Witcher 3 Cost to Make – GameSpot
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  • Un modder ressuscite la fin alternative abandonnée de “The Witcher 3: Wild Hunt” – Begeek
  • Who is The Highwayman? – Tumblr
  • Why does everyone swear so much in The Witcher 3? – Eurogamer
  • Witcher 3 Dev Explains How to Turn a Nation of Pirates into Purchasers – GameSpot
  • Witcher 3: Why Dark Souls has proved a big influence, new details on 2 – Express.co.uk
  • Witcher Game Developer Quits Company Over Bullying Claims – Bloomberg
  • Without morals in a moral world–the expanding moral circle of The Witcher 3: The Wild Hunt – Frontiers in Communication

The Witcher 2

  • Before he was Cyberpunk 2’s associate director and was just “employee #86,” CDPR dev says it took him 46 tries to beat an infamous boss in The Witcher 2: “I was losing my mind” – gamesradar
  • CD Projekt RED On Why The Witcher Series Was Not Created With CryENGINE or Unreal Engine – DSOGaming
  • Gamasutra - Features - What The Witcher Taught CD Projekt About RPGs – WebArchive Gamasutra
  • Gamasutra - What The Witcher Taught CD Projekt About RPGs – web.archive.org. WebArchive Gamasutra
  • How CD Projekt RED fought the publishers to win their independence – PCGamesN
  • Interview - The Witcher 2’s senior producer, Tomasz Gop – VG247
  • Interview: CD Projekt’s CEO on Witcher 2 piracy, why DRM’s still not worth it – PC Gamer
  • The Complicated Workings of The Witcher 2 – gamedeveloper.com
  • The Making of The Witcher 2 – Eurogamer
  • The Witcher 2: Assassins Of Kings Interview | Edge Magazine – WebArchive next-gen.biz
  • The Witcher 2: Between Dreams and Deadlines: AAA RPG Design and Pre-Production – gdcvault.com
  • The myth of the missing Witcher games on PlayStation – TrueTrophies
  • Tomasz Gop Explains The Witcher 2 – Rock, Paper, Shotgun
  • What Would Geralt Do? Witcher 2’s Approach to Choice and Decision – gamedeveloper.com
  • Witcher 2: How CD Projekt RED Sold Over a Million Copies of its Exclusive PC Game And How You Can Too – gdcvault.com

The Witcher 1

  • CD Projekt Red On The Making Of The Witcher 1: “We thought we could accomplish anything.” – Rock, Paper, Shotgun
  • 14 Years On, Ex-Witcher Devs Call The First Game “A Miracle” – TheGamer
  • A Brief Lament for the Witcher Game That Never Came to Consoles – VICE
  • CD Projekt Respond To Widescreen’s Witcher: Rise Of The White Wolf Accusations - Voodoo Extreme – WebArchive IGN
  • Metropolis Software – Wikipedia
  • The Astronauts: A Polish team gets small to think bigger – Polygon
  • The Witcher as Diablo-clone? Hands-on with 2003 prototype of the first Witcher game – Gamepressure.com
  • The Witcher game that never was – Eurogamer
  • The Witcher: Rise Of The White Wolf Developer Spins Tale Of Woe - Voodoo Extreme – web.archive.org. WebArchive IGN
  • The Witcher: Rise of the White Wolf – Witcher Wiki

Thronebreaker

  • Gwent Deals Out a Brand New Expansion – Screenager
  • How Thronebreaker built the world of The Witcher with just cards – Pocket Tactics
  • “The appropriate use of silence is important”. An interview with P.T. Adamczyk, Senior Composer at CD Projekt RED – Inlingo Games

CD Projekt / Sapkowski / Histoire

  • « Les voisins » de Jan Gross échos et dissonances : épisode 2/4 du podcast Quand l’histoire fait scandale – France Culture
  • The Witching Hour of Modern Polish Nationalism - The Public Medievalist – publicmedievalist
  • The entire Witcher franchise only exists because of a single missing Polish word – gamesradar
  • The real-world history that breathes life into The Witcher – Polygon
  • The Witcher, ces romans polonais devenus un succès mondial du jeu vidéo – Les Echos
  • The Middle Ages in Modern Games: Conference Proceedings, Vol. 2 (2021) by University of Winchester - Issuu – issuu.com
  • The Witcher Rights Were Sold To CD Projekt RED For A Rock Bottom Price – ComicBook.com
  • The Witcher games can never be a sequel to the novels, says author – Polygon
  • Seeing Red: The story of CD Projekt – eurogamer.net. eurogamer.net
  • Meeting Andrzej Sapkowski, the writer who created The Witcher – eurogamer.net. eurogamer.net
  • Pogrom de Kielce – Wikipédia. Wikipédia
  • Poland is Leading the Way of Gaming Industry. How? | study.gov.pl – study.gov.pl
  • Polish CD Projekt sees record sales of new flagship game | Reuters – WebArchive Reuters
  • Pologne : l’écrivain Jan Tomasz Gross destitué de sa médaille du mérite - Livres Hebdo – livreshebdo.fr
  • Pologne : la légende du dragon de Cracovie – Geo.fr
  • Pologne: pourquoi une loi sur la «vérité» en histoire? – Telos
  • Qui est CD Projekt, le « petit » studio polonais derrière The… – Gaming Campus
  • Ghetto – Wikipédia
  • Henryk Sienkiewicz – Wikipédia
  • History – CD PROJEKT
  • Jan Gross : Conscience polonaise – L’Histoire
  • La Lituanie, fille tardive de l’Eglise – L’Express
  • La Pologne recule sur sa loi controversée sur la Shoah – Le Monde
  • La Strzyga, le vampire polonais – Monde Fantasy. Monde Fantasy
  • La persécution des non-Humains : histoire européenne et mémoire polonaise de l’antisémitisme dans Le Sorceleur d’Andrzej Sapkowski – Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités. Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités
  • Le jeu vidéo polonais, ou la fascination des ténébres – Le Monde
  • Les adaptations de livres et leurs enjeux économiques : le cas The Witcher – Métiers du Livre
  • CD Projekt vaut désormais aussi cher qu’Ubisoft en bourse – Gamergen
  • CD Projekt, Metropolis Veterans Launch 11 Bit Studios – gamedeveloper.com
  • CD Projekt. The true story of the Witcher and Cyberpunk 2077 creators – spidersweb.pl
  • CDPR boss says Witcher author Sapkowski’s grumpiness is a ‘persona,’ he’s actually lovely and the studio’s ‘updating everything’ to make sure they respect his lore – PC Gamer
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