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  • Disco Elysium : une critique du capitalisme

    Par DonBear
    Publié dans Analyses
    6 mars 2022
    11 min de lecture
    Disco Elysium : une critique du capitalisme

    L’industrie du jeu vidéo est connue pour sa mollesse lorsqu’il s’agit d’engagement politique. Quand elle ne fait pas tout bonnement de la propagande militariste à la Call of Duty, on se retrouve soit face à une volonté purement ludique, soit face à une critique timide, ayant pour seul but d’approfondir superficiellement un propos simpliste. Un sous-texte faussement dénonciateur, manichéen dans la conception qu’il renvoie de notre monde. Leonard Boyarsky, coréalisateur de The Outer Worlds explique que son jeu est politique, mais non engagé. Pourtant, on trouve dans le jeu un décor teinté de capitalisme, véritable satire amplifiant un constat déjà visible dans le monde réel. Pour autant, il n’est jamais remis en cause, ni même ouvertement critiqué. Le titre essaye tant bien que mal de nuancer ses propos, de ne jamais aller trop loin dans la réflexion qu’il pourrait amener. Et j’ai pris The Outer Worlds comme exemple, mais Far Cry 6 est bien pire.

    ⚠️ ATTENTION, SPOILERS MAJEURS DANS CET ARTICLE ⚠️

    Sur ce point, Disco Elysium est une vraie bouffée d’air frais. En partant d’un meurtre aux allures banales, Disco Elysium dérive vers des questions plus vastes. Au fur et à mesure que les réponses émergent, ces interrogations initialement pragmatiques finissent par atteindre un certain degré politique. Un homicide dont la portée dépasse largement le travail d’un inspecteur, et qui donne au passage la liberté au joueur de réfléchir sur ses propres opinions politiques.

    Parce que selon ses auteurs, raconter une histoire est synonyme de discours sur le monde. ZA/UM prend cette responsabilité au sérieux et demande au joueur de faire des choix politiques tout au long du jeu. Vous rangez-vous du côté du syndicaliste prêt à utiliser la corruption pour soutenir les travailleurs, ou du côté de l’entreprise qui veut voir un marché non réglementé suivre son cours ? Acceptez-vous de suivre du bout des lèvres la pseudoscience raciste d’un agent de sécurité, ou vous opposez-vous à lui au risque de rendre vos objectifs plus difficiles à atteindre ?

    Ce sont ces décisions qui font le sel du jeu. Sauf qu’en réalité, la majorité d’entre elles n’aboutissent à rien. Son traitement des choix politiques du joueur, et la façon dont il dépeint les croyances du protagoniste ont décontenancé beaucoup de joueurs. Il faut dire que les attentes étaient immenses face à la complexité du discours annoncée. Du coup, on est en droit de se demander : comment réussit-il à pousser le joueur à se questionner si ses choix ne servent à rien ?

    Le non-choix est un choix

    Une fois qu’on a fini Disco Elysium, on se rend compte qu’on n’est pas vraiment autorisé à pousser à l’extrême l’idéologie politique qu’on a choisie. Une illusion du choix totalement intentionnelle : en tant que miroir déformé de notre réalité, c’est de cette manière que Disco Elysium souligne la suprématie écrasante du capitalisme ultralibéral. On a beau être en plein milieu d’une dissension entre les travailleurs et leurs patrons, les grévistes ne veulent pas changer le système, mais simplement améliorer leur quotidien. Harry a beau essayer, il ne peut pas reconstruire le communisme, pas plus qu’il ne peut rétablir la monarchie. Pire encore, il se réveille pour se retrouver à la fin de l’histoire du monde, où le capitalisme n’est pas un choix. La situation est limpide : il n’y a pas de véritable alternative, et il semble impossible d’imaginer un monde dans lequel il n’existerait pas. La Moralintern, le parti libéral mis en place après l’échec d’une révolution fomentée par les communistes, a remporté une victoire totale. Le capitalisme est devenu une évidence, un statu quo inébranlable. Un fait plutôt qu’une idée.

    Sauf pour… Le Déserteur. Vieil homme en cavale depuis 43 ans et actuellement reclus dans les ruines d’un fort sur une île paumée. Il était autrefois un commissaire politique fidèle au parti communiste. Lorsque la Coalition arrive au pouvoir et met fin au régime, le déserteur s’enfuit pour sauver sa vie, comme son nom l’indique. Depuis, il vit à l’écart de la civilisation, malgré quelques contacts avec des membres du syndicat, notamment ses chefs actuels, dont il a effectué les sales besognes. Ce qui le caractérise par-dessous tout, bien au-delà du fait qu’il soit le meurtrier du pendu et la solution à toute cette enquête, c’est qu’il représente le désespoir, la défaite. Il est défini par une impuissance qui prend racine dans son incapacité à affronter le passé, tout comme Harry. Alors que d’autres voient la révolution comme une violence inutile ou une défaite tragique, pour le Déserteur, elle est parfaite. Rien d’étonnant donc à qu’il considère la construction du socialisme comme impossible. Si ce passé idéalisé a échoué, comment le peuple devenu servile pourrait-il avoir une chance ?

    On retrouve dans le personnage du Déserteur des similitudes avec un concept créé par le philosophe Mark Fisher, les « futurs perdus ». Pour les décrire, Fisher utilise l’hantologie, un concept développé par Jacques Derrida dans son livre Les spectres de Marx. Inspiré par la célèbre phrase « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme », l’hantologie, c’est la persistance des choses du passé qui hantent notre présent. Le communisme plane encore sur l’Occident, alors qu’il a disparu depuis bien longtemps – du moins dans sa forme originelle. Fisher utilise ce principe pour parler d’une de ses répercussions, la « nostalgie du futur ». Comme il l’explique dans son livre Ghost of My Life, l’hantologie permet d’expliquer ce besoin d’œuvres nostalgiques – comme on peut le voir avec le courant musical vaporwave, Stranger Things, WonderWoman 1984 et la pelletée de remaster et remake dans le jeu vidéo.

    Il y avait une trajectoire, et cette trajectoire a été interrompue. Et maintenant, nous nous retrouvons hantés par cet avenir que nous attendions vaguement à l’époque, et qui a été interrompu quelque part dans les années 80 par les valeurs liées au néolibéralisme.

    Ces futurs perdus représentent les espoirs placés dans l’avenir, avant que le néolibéralisme vienne les écraser et s’instaurer comme un système inébranlable. Et c’est là où la correspondance avec le Déserteur saute au visage : vivant dans l’ombre d’un futur qui a été écrasé sous ses yeux, le Déserteur s’est coupé du reste de la société humaine. Comparant sans cesse le présent à son propre avenir perdu, le Déserteur déteste tout le monde. Il répudie le monde et ce que la Coalition en a fait. Et pourtant, il a tort sur un point essentiel : les conditions de la révolution n’ont pas disparu, bien au contraire.

    En se promenant dans les rues de Martinaise, on ressent l’omniprésence d’un sentiment. L’impression que les choses ne peuvent pas continuer comme ça. Ces futurs perdus flottent dans l’air, sans doute à cause des conditions économiques et sociales qui alourdissent le quotidien de chaque habitant de Martinaise. Ces futurs perdus sont là, et les conditions propices à une nouvelle révolution aussi. Mieux encore, elles ne pourraient être meilleures. Tout en étant résigné, le Déserteur a failli déclencher une guerre entre un syndicat militant et l’énorme entreprise Wild Pines. Tout ça avec un seul coup de feu. L’affaire pourrait se résumer au meurtre d’un homme, mais ce meurtre est au centre d’une énorme lutte des classes qui semble s’imposer de jour en jour.

    Et ce défaitisme, cette absence d’alternative concrète au système capitaliste sonne comme un écho tonitruant de notre réalité. À une différence près, et de taille : tous les habitants de ce monde semblent avoir une inhabituelle franchise à propos de leur position socio-économique. Même Joyce, considérée comme ultralibérale, ne pourrait pas être plus directe sur le fait qu’elle représente la bourgeoisie. Elle ne s’en cache pas ni ne s’en enorgueillit. Elle est pleinement consciente de la réalité économique dans laquelle elle vit. Elle pense juste que c’est une bonne chose. Ou du moins, une bonne chose pour elle, qui trône au sommet de la hiérarchie sociale.

    Un miroir déformé donc, mais un miroir malgré tout. Alors que d’autres jeux peuvent critiquer le capitalisme en faisant combattre le joueur contre des sociétés et des individus malveillants, Disco Elysium évite les méchants vus et revus. Il dépeint plutôt le capitalisme comme insensible, inhumain. Qui ne prend pas un vilain plaisir à écraser les pauvres et à enrichir les puissants. Un capitalisme qui est là, simplement là. Doté d’une pseudoneutralité dont ses partisans se vantent, sans pour autant y croire réellement. Devenir un moraliste n’est pas seulement « ennuyeux », mais signifie également se ranger de son côté, ou du moins, se résigner passivement à accepter l’état actuel des choses. Un terrain neutre est toujours un territoire, et ZA/UM veut s’assurer que le joueur en a bien conscience, comme l’indique un article sur le moralisme posté sur le blog du studio :

    Enfin ! Quelque chose de normal. Assez de ces divagations - dans ce monde il y a aussi une idéologie raisonnable pour les gens qui veulent simplement faire le bien pour tout le monde. Comment ? En regardant les options sur la table et en disant : non. Je ne veux pas être associé à l’une de ces options. Je veux juste jouer un détective ordinaire, sans importance, qui ne croit pas vraiment en quelque chose. Eh bien, vous avez de la chance ! Après que les communistes et les fascistes aient tagué Revachol, des nations étrangères raisonnables avec une artillerie modérément mortelle sont venues et ont rasé la ville, ont mis tous les communistes contre un mur neutre et ont transformé Revachol en colonie de la dette/zone tampon financière/tout ce qu’elles veulent. Ils dirigent le monde. Et aussi le MCR, l’agence d’application de la loi dont vous faites partie, donc vraiment - c’est une évidence. Prenez celui-ci, ce serait bizarre de prendre n’importe lequel des autres.

    On nous laisse donc choisir notre idéologie politique. Mais contrairement à de nombreux jeux à choix multiples, Disco Elysium ne nous laisse avoir aucun impact significatif sur le déroulement du scénario. Il n’y a qu’une seule fin possible, et nous ne pouvons pas empêcher le Tribunal, pas plus que nous ne pouvons résoudre le conflit du travail, faire tomber le Moralintern, défaire la révolution ratée ou réparer les relations traumatisantes de Harry. Parce que ce n’est pas un jeu qui cherche à explorer l’origine de l’extrémisme ou à l’expliquer. C’est simplement un jeu qui veut nous pousser à réfléchir sur des sujets de société.

    L’intangible

    Parmi ces sujets se trouve l’écologie. Disco Elysium raconte la fin du monde et l’impact du capitalisme sur celui-ci. Joyce, membre de l’élite fortunée et l’une des principales fournisseuses d’informations sur la réalité raconte la même histoire sur le monde. Lorsqu’on réussit un certain jet de dés, Joyce révèle qu’Elysium n’est peut-être pas sphérique comme notre Terre. Un filet d’images en orbite suggère « une couronne gris foncé ». L’intangible, un phénomène étrange et relativement méconnu, couvre près des trois quarts de la surface de la planète.

    L’intangible est une menace existentielle pour l’écoumène de Disco Elysium : il grandit, année après année, pour avaler le monde connu et tous ceux qui s’y trouvent. Les isolas , les lieux où vivent les humains se réduisent. Alors pourquoi le monde entier n’est-il pas paniqué par cette calamité imminente ? Toutes les personnes rencontrées en Martinaise semblent vaincues, désespérément habituées à la logique du capitalisme avancé. Les richesses accumulées par les entreprises ne devraient-elles pas être investies dans des stratégies d’atténuation de l’Intangible ? Pourquoi la vérité ne les fait-elle pas « sortir de leurs ornières », comme le demande Joyce elle-même ? Personne ne le sait.

    Un débat oppose les positivistes logiques d’Elysium  –  qui croient que l’intangible nous fait du tort par une « privation sensorielle extrême » – aux matérialistes dialectiques, qui soutiennent que l’intangible « consiste en quelque sorte en des informations passées. C’est du passé raréfié, pas de la matière raréfiée ». Tous les humains qui y sont exposés, selon ce point de vue, deviennent « surirradiés par le passé ».

    L’intangible serait, selon le phasmidé insulidien que l’on peut rencontrer à la fin du jeu, une création humaine. Il nous dit qu’aucune autre espèce ne se souvient de son existence avant que nous ne nous élevions à la suprématie. L’intangible est décrit comme l’ennemi de la matière et de la vie. C’est une représentation physique de l’absence. Peut-être pouvons-nous trouver dans cette définition une autre grille de lecture ?

    Dans son travail sur le réalisme capitaliste, Mark Fisher décrit un sentiment omniprésent selon lequel il n’y a rien au-delà de l’ordre socio-économique actuel. Que nous ne pouvons pas imaginer un monde qui ne soit pas capitaliste. Ce qui expliquerait pourquoi, même dans nos mondes fictifs les plus fous, les relations de propriété et les modes de production restent souvent similaires à la réalité. Le capitalisme est si puissant que les gens reconnaissent sa nature imparfaite, mais ne croient pas en la possibilité de changer le système. Une inaction nommée l’impuissance réflexive par Fisher, qui considère qu’elle mène à une prophétie autoréalisatrice.

    Vous vous rappelez ces histoires de futurs perdus ? L’intangible pourrait bien les représenter. Former les espoirs du passé, irradier ceux qui le traversent et leur enlever la force d’accepter le monde tel qu’il est. Refuser le réalisme capitaliste et rappeler les espoirs qui portaient l’humanité avant qu’elle s’enferme dans un système qui s’enrichit de tout, même de ses critiques. D’ailleurs, il n’est pas anodin qu’on entende parler de l’intangible pour la première fois par Joyce, qui représente le capitalisme. Elle nous prévient de son empiètement comme d’une menace de fin du monde. Après tout, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

    Pour être honnête, je n’ai pas de réponse définitive sur l’intangible. Le jeu conserve un flou volontaire sur lle concernant. Le sous-texte peut être écologique et concerner le dérèglement climatique, et tout ce qu’il entraine, ou représenter les limites du réalisme capitaliste. Ou bien mettre en exergue le poids du passé. Car Disco Elysium porte une attention toute particulière à la difficulté d’accepter le passé, que ce soit de l’Histoire avec un grand H, ou d’histoires personnelles. Harry a refusé de faire le deuil de sa relation et a bu pour oublier. Le déserteur n’accepte pas le fait que la révolution ait échoué. René Arnoud n’accepte pas la fin de la monarchie. Les futurs perdus pèsent sur chacune de nos réponses. Sur nos épaules, à nous qui essayons de rendre meilleur un monde mourant, consumé par l’idéologie dominante. Mais le plus important dans tout ça, c’est peut-être simplement ce que le jeu nous apporte à nous, les joueurs.

    Un outil de réflexion

    Parce que c’est la première fois qu’un jeu parle d’idéologies politiques aussi frontalement. L’originalité et le cœur même de Disco Elysium ne se trouvent pas dans sa pléthore d’indéniables qualités, mais dans son intention. Les têtes pensantes de ZA/UM ne veulent pas aider le joueur à s’évader, mais bien au contraire l’ancrer dans la réalité. Le faire prendre conscience du monde qui l’entoure, et lui donner des outils de réflexion.

    Je veux qu’il y ait des mondes fictionnels qui parlent de notre réalité à nous. Des problèmes politiques auxquels nous sommes confrontés, des structures géopolitiques autour de nous, des problèmes du monde moderne, etc. […] Des mondes qui, plutôt, nous donnent des outils pour vivre et du contexte sur ce qui nous arrive. […] L’imaginaire fournit des outils pour affronter le monde, mais de mauvais outils nous en rendent incapables. Je veux qu’on construise des mondes qui nous en rendent capables. Qui nous permettent de mieux lui faire face.

    Si cette utilisation de l’imaginaire au service du réel est relativement courante dans la littérature (notamment de science-fiction), et même au cinéma, elle se fait bien plus rare dans les jeux vidéo. Peu nombreux sont les studios à oser questionner le joueur sur des thématiques politiques concrètes. C’est d’ailleurs généralement le discours inverse qui est mis en avant. L’avantage d’un récit fictif réside dans l’assurance d’une justice, d’un karma distribuant les points. Le grand méchant finira par être vaincu et les gentils auront une fin heureuse (pas toujours, mais très souvent quand même). Alors que les luttes du monde réel, elles, sont incertaines et parfois vouées à l’échec. ZA/UM a bien conscience de se différencier des autres studios avec cette volonté.

    Les studios de développement, en règle générale, cherchent même à laisser une certaine distance avec un discours trop terre à terre. « Ils s’en éloignent. Ils sont inquiets de ce qui va se passer. Ils veulent explorer ces questions en se couvrant de la feuille de vigne de la fantaisie  -  donc ils ne parlent pas des Noirs, ils parlent des elfes. Nous n’avons pas cette feuille de vigne et je n’en veux pas. » Les personnages rencontrés dans Disco Elysium ne détonneraient pas dans notre monde : ils proviennent d’une variété de milieux et de groupes reconnaissables. Certains discours entendus dans le jeu ressemblent à la virgule près à ce qu’on peut entendre à la télé.

    Et c’est sans doute pour ça que Disco Elysium apparaît comme une véritable bouffée d’air frais dans l’industrie. Son message et la façon dont il le transmet en font un OVNI vidéoludique, au milieu de jeux aux propos étouffés sous couvert de divertissement. Cette réflexion idéologique apportée au joueur est permise grâce à son écriture, aussi subtile qu’agressive : ZA/UM nous confronte à une vision du monde distante de la réalité, mais pourtant profondément ancrée dans ses problématiques. Disco Elysium n’est pas un chef-d’œuvre pour sa qualité d’écriture ou sa manière novatrice d’aborder le RPG, mais bien pour son utilité intellectuelle.

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    Le non-choix est un choix
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