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  • La presse JV va mal (et c'est grave)

    Par DonBear
    Publié dans Analyses
    27 juil. 2022
    19 min de lecture

    Dernièrement, on enchaîne les mauvaises nouvelles du côté de la presse, et ça donne clairement l’impression que tout fout le camp.

    Ça a commencé avec la fermeture de JVFR. On avait tous cru au miracle quand le site est revenu d’entre les morts l’année dernière, mais la joie fut finalement de courte durée. L’ironie est telle que son deuxième trépas est annoncé le 19 mai 2022, soit 7 ans jour pour jour après sa première fermeture. Et la raison est toute simple : le site ne rapporte pas assez d’argent.

    Le 20 juin dernier, Ivan le fou, actuel directeur et cofondateur de Canard PC, annonce devoir se séparer d’Ellen Replay, Oni, SylversterStandalone et Fishbone à cause de problèmes économiques. C’est à ma connaissance la première fois qu’une telle décision est prise pour essayer de sauver le navire, et c’est vraiment terrible. Moins important mais tout aussi symbolique, le magasine va diminuer sa pagination pour réduire les coûts.

    Et puis, la goutte d’eau, c’est TF1 qui vend le groupe Unify à Reworld Media. Dans ce groupe se trouve Gamekult et c’est l’angoisse. Parce que Reworld Media, c’est pas un cadeau. La plupart des revues rachetées par le groupe sont passées d’un cadre de travail sain à un véritable cauchemar pour les journalistes qui sont petit à petit remplacés par des rédacteurs délocalisés, des entrepreneurs payés au lance-pierre, voire des robots pour produire en masse de la « junk news ». Les possesseurs d’une carte de presse sont rapidement poussés vers la sortie pour être remplacés par des « chargés de contenus » et des « directeurs de marque ». Ce que fait Reworld Media, c’est de transformer les sites ou magasines achetés en immenses poubelles à pubs, dont le seul contenu non sponsorisé pue le putaclick à des kilomètres. S’il est encore trop tôt pour affirmer que Gamekult subira le même sort, ça ne laisse rien présager de bon.

    Même si j’avoue ne pas être un expert dans le domaine, j’ai l’impression que c’est l’une des plus grosses crises que connaît la presse jeux vidéo. Et bien sûr, cette dégradation ne s’est pas faite du jour au lendemain. En réalité, j’ai l’impression d’avoir toujours vu la presse galérer pour s’en sortir et devoir lutter pour réussir à garder la tête hors de l’eau. Mais là, on voit la fermeture et la réduction d’emploi se démultiplier à un niveau que je n’avais jamais vu. Alors la question qu’on est en droit de se poser, c’est bien sûr : « comment en est-on arrivé là ? »

    Comment fonctionne la rémunération d’un site internet

    Pour comprendre pourquoi la presse vidéoludique rame autant, c’est important de comprendre comment elle se rémunère. En ce qui concerne le web, il existe 4 solutions :

    • La première méthode, c’est la pub qu’on connaît tous, à savoir les encarts publicitaires. Il y a différents modes de tarifications, mais ça ne sert à rien de rentrer dans le détail, parce que ça ne change pas grand-chose : la publicité rapporte désormais assez peu. Il faut vraiment avoir une base d’utilisateurs gigantesque pour dégager assez d’argent et payer plusieurs salaires.

    • Les articles sponsorisés : comme leur nom l’indique, ce sont des articles publiés sur le site pour mettre en avant un produit ou un service. Ça rémunère mieux que les encarts publicitaires mais c’est généralement mal vu par les lecteurs qui font face à de la pub forcée, et c’est donc très dangereux pour la réputation.

    • Les liens affiliés : Ce sont des liens de redirection vers un magasin pour acheter un produit, dont une commission est donnée au site. Par exemple, vous venez de lire le test d’Elden Ring, ça vous donne envie de l’acheter, et comme par magie, vous trouvez le lien en bas de page vers un magasin. Sur les 70 € dépensés, quelques-uns vont donc revenir au site en fonction de la commission qui diffère selon les revendeurs. Personnellement, je trouve que ce n’est pas forcément une mauvaise méthode, sauf quand on écrit exprès des articles dithyrambiques. Où qu’on fait ça à la sauce jeuxvideo.com qui publie sans cesse des articles qui n’ont rien à voir avec le jeu vidéo juste pour créer des liens affiliés. Forcément, la commission sur une télé à 2000 € vaut bien plus que celle rapportée par la vente d’un jeu à 70 ou 80 €.

    • Et enfin, les dons et abonnement. C’est sans doute la méthode la plus décriée par les lecteurs car la plus frustrante, mais c’est pourtant la plus honnête et celle qui offre le plus d’indépendance aux médias. Ici, le lecteur paye directement la qualité du site en échange généralement d’un accès à tous les articles.

    Avec ces quatre méthodes et beaucoup de visiteurs, on peut donc faire vivre une rédaction. Sauf que pour assurer une certaine rentabilité, ça demande beaucoup, BEAUCOUP de trafic. On ne parle pas de quelques milliers ou centaines de milliers de visiteurs mais bien de plusieurs millions pour être rentable. Et pour arriver à engranger autant de trafic, il faut avoir de la visibilité qu’on obtient grâce au SEO, le doux acronyme de Search Engine Optimization, parfois appelé référencement naturel. Pour résumer, on parle ici de l’ensemble des techniques mises en oeuvre pour améliorer la position d’un site web dans les résultats de recherche. Et la palette d’outils est très vaste : ça peut être du simple bon sens comme mettre le sujet dans le titre de l’article à des éléments plus obscurs comme l’utilisation de certaines balises HTML.

    Sauf que ce référencement ne sert qu’à négocier avec les annonceurs. Et eux, ils sont en train de foutre le camp pour aller là où l’herbe est plus verte : sur YouTube et les réseaux sociaux. De la même manière que les sites web ont petit à petit remplacé la presse papier dans le cœur des annonceurs au début des années 2000, Twitter, Instagram, YouTube et autres réseaux sociaux sont devenus le nouvel eldorado des marketeux. Ce qui est plutôt logique : les réseaux sociaux regroupent des millions de personnes et donc des millions de potentiels acheteurs. Facebook, c’est plus d’un milliard d’utilisateurs. Twitter, plus de 400 millions. Alors, une publicité bien ciblée et efficace peut engranger des revenus monstrueux. Et quand on couple ça avec des influenceurs qui causent à des millions de personnes en plus de créer un lien fort avec eux, l’effet est fracassant. Nord VPN et Raid Shadow Legends, les plus célèbres mais pas les seuls, l’ont bien compris. Et c’est pour ça qu’on les voit partout depuis quelques années.

    Problème presse papier

    Du côté de la presse papier, la théorie est un peu plus simple. On trouve trois méthodes de rémunération principales : les ventes en kiosque, les abonnements, et comme toujours, la pub dans les magasines. Je ne vais pas rentrer plus que ça dans le détail car je pense que c’est plutôt clair. Mais ça n’allait déjà pas fort depuis un petit moment, et depuis un peu plus de 2 ans, c’est devenu une véritable hécatombe.

    Un mauvais alignement des étoiles qui commence avec le Covid : ça a été un vrai coup dur parce que qui dit confinement, dit forcément fermeture des points de vente. Et qui dit fermeture des points de vente, dit pas de ventes. La vente en kiosque représente une part importante de la presse papier, comme l’a montré les problèmes liés au distributeur Presstalis, qui avait poussé Canard PC à faire une campagne de financement en 2018.

    En plus de ça, il a aussi eu un impact inattendu : la pénurie de papier. Il faut savoir que le papier et le carton sont créés à partir du même matériau, à savoir la fibre de bois. Et la demande de carton, elle a explosé depuis le Covid à cause de deux principaux acteurs. Le premier, c’est logiquement les services de livraison style Amazon et compagnie puisque bien sûr, c’est plus simple d’acheter sur internet que d’aller dans une librairie ou un Castorama fermé. L’autre grand demandeur de carton, c’est l’industrie pharmaceutique qui en a besoin pour emballer ses médicaments, et comme vous vous en doutez, la demande a aussi explosé depuis le Covid. D’autant plus que les papetiers préfèrent fournir des emballages plutôt que du papier pour les livres, tout simplement parce que ça rapporte plus. Avec tout ça, le prix du papier a augmenté plusieurs fois de manière successive, et pas qu’un peu ! On parle d’une augmentation de 30 à 50 % à la fin 2021.

    C’était donc déjà mal barré, mais en plus la guerre en Ukraine est venue enfoncer le clou. Là encore, c’est une question de matériau. Déjà, l’encre a pris entre 12 et 15 % à cause de problèmes liés aux transports. Et pour imprimer les pages, on a besoin d’aluminium, dont la Russie est l’un des plus gros fournisseurs, sans compter que c’est en Ukraine qu’il est transformé en plaque d’impression. La Russie est aussi un gros exportateur de pâte à papier, indispensable évidemment pour la presse. Mais c’est pas tout ! Parce que l’industrie du papier est très énergivore, et comme vous l’aurez remarqué, le coût de l’énergie a explosé. Tout ça combiné rajoute 15 à 20 % à l’augmentation déjà incroyable de 50 % à la fin de l’année dernière.

    Et comme personne ne sait de quoi demain sera fait, il est impossible de prédire quand arrivera une baisse des coûts actuels – si elle arrive un jour. La situation peut durer des années comme ça, et ça empêche de prendre des dispositions sur le court terme, comme une campagne de financement que se refuse de faire Canard PC.

    Pourquoi la presse JV va mal

    Recentrons un peu le propos sur la presse JV. Même sans ces 3 coups durs présentés en début de vidéo qui sonnent comme des coups de tonnerre pour la presse vidéoludique, elle est globalement au bord de la rupture. Le magasine JV survit tant bien que mal, Gameblog est en liquidation judiciaire depuis janvier, jeuxvideo.com publie presque autant d’article sponsorisé et d’affiliation que d’articles journalistiques… Bref, vous voyez le tableau. Mais vous vous demandez sûrement : comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui fait que la presse JV, qui traite quand même de l’industrie la plus rentable au monde, meurt à petit feu ?

    Déjà, parce qu’en réalité, c’est pas nouveau. La presse JV a toujours eu du mal à se financer. À sa création dans les années 80, la presse JV était déjà en mal d’annonceurs car jouer à des jeux vidéo, c’était un peu l’activité des geeks moches et sales. Dans l’image du grand public, c’était des ados boutonneux enfermés dans des caves qui bouffaient que des pizzas. Autant dire que l’entreprise qui fait des parfums et des voitures ne voyait pas vraiment ce public d’un bon œil. Ça limite forcément le champ des possibles qui se résume grossièrement aux éditeurs de jeux vidéo, et c’est de fait assez compliqué en termes de ligne éditoriale. Peut-on considérer un magasine comme indépendant quand il est financé par ceux dont ils testent les créations ? À vous de voir, mais en tout cas, ça n’a jamais été la panacée.

    Quand internet est arrivé et avec lui des sites comme jeuxvideo.com et gamekult, la donne a changé. Les annonceurs ont vu dans ce nouveau canal de communication un eldorado de la pub, et les sites ont pu faire exploser leurs portefeuilles grâce à ça. Sauf que, évidemment, ça n’a pas duré, et il a bien fallu trouver des nouveaux moyens de payer les journalistes. C’est là qu’on se retrouve face à différentes visions : on peut soit se faire racheter par un groupe, soit demander aux lecteurs de participer financièrement à la stabilité du site. Sauf que cette deuxième option est compliquée, parce que sur internet, tout est soi-disant gratuit. Au passage, c’est bien évidemment faux, on paye le contenu sans s’en rendre compte, c’est tout. Mais si un site demande de payer, on peut juste aller ailleurs pour trouver à peu près la même info. En résumé, la presse JV sur le net, soit elle perd sa ligne éditoriale, soit elle coule.

    Et puis, même les passionnés qui soutiennent la presse JV se retrouvent face à un dilemme. La multiplicité des abonnements pousse à faire des choix : dans le streaming, pour être tranquille, il faut payer pour Netflix, Disney+, OCS, Spotify, Crunchyroll, entre autres ; dans la vie quotidienne, on peut aller à la salle de sport ou avoir une carte de cinéma ; et bien sûr, si on veut se tenir au courant, on doit aussi payer pour la presse généraliste, sans compter les abonnements consoles multiples comme le Game Pass et le PS+. Tout ça accumulé fait que seuls ceux qui sont vraiment passionnés par le jeu vidéo souscrivent à un abonnement, ou ceux qui ont un revenu suffisamment élevé pour se permettre de payer tout ça à la fois. Ce qui n’est pas le cas des étudiants, des gens au SMIC, des gens au RSA, etc.

    Et au-delà de l’aspect économique, il y a aussi la transformation de la communication. L’émergence des réseaux sociaux a amené avec elle un rapport direct entre les éditeurs de jeux vidéo et les joueurs, laissant de côté la presse. Si vous voulez vous tenir informé, l’information sera plus fraîche sur Twitter et directement transmise par les éditeurs et les développeurs de jeux. Pourquoi s’embêter à aller lire des pavés de texte quand l’information est à portée de main en 280 caractères ? Pareil pour les événements. L’E3 et la Gamescom ont ouvert leurs portes au public et des démos sont souvent disponibles en téléchargement dès l’annonce du jeu.

    Et puis, l’importance que prennent les influenceurs ne fait qu’augmenter. Je reviendrais là-dessus un peu plus tard, mais ils sont devenus le principal moyen de communication des éditeurs parce qu’ils cherchent à divertir avant d’informer. Dans la majorité des cas, la presse va plutôt à l’inverse. Il y a bien des exceptions comme Canard PC, mais pour beaucoup de gens, c’est moins intéressant de lire un test sur Gamekult que de regarder une vidéo marrante ou un streamer qui s’amuse à faire n’importe quoi sur le même jeu. Bien sûr, il ne faut pas faire de généralité et certains influenceurs sont très sérieux, en cherchant à informer objectivement le lecteur ou le spectateur. Mais dans la majorité des cas, une tendance se dégage.

    Pour finir, il faut parler de la condition des journalistes. Parce que pendant longtemps, ça a été un métier qui faisait rêver. Maintenant, c’est un peu plus compliqué. J’y trouve deux raisons : la première, c’est la charge de travail devenue énorme. Je sais pas si vous vous rendez compte, mais il sort un nombre de jeux faramineux à l’heure actuelle. Sans même compter les jeux vraiment très indés, c’est devenu la foire à la saucisse, et des dizaines de jeux sortent chaque mois. En tant que journaliste, si on cherche à suivre la cadence, c’est enchaîner les jeux et écrire les tests à un rythme effréné pour être dans les temps. Et la deuxième, qui est liée à la première, c’est que malgré cette énorme charge de travail, les conditions de travail, elles, n’ont pas changé, pour ne pas dire qu’elles sont devenues pires. La presse JV a du mal à se financer, alors ça se répercute nécessairement sur les salaires. Et comme beaucoup de rédactions sont à Paris ou en banlieue proche, le coût de la vie, lui, ne fait que grimper. Pipomantis a publié sur Medium un texte qui explique son départ de Gamekult et permet de mieux comprendre la situation :

    A 36 ans et après presque 17 ans d’une carrière que j’ose imaginer notable et un minimum respectable, je continue de vivre dans des studios de 20 à 25 m², de compter à la fin de chaque mois, et d’angoisser pour mon avenir. Et ça n’est pas normal. Comme il est anormal de ne pas pouvoir prétendre à une simple chambre à coucher après toutes ces années.

    Je disais juste avant que les conditions de travail des journalistes JV ont empiré, et c’est loin d’être seulement une question de thune. Vous connaissez les réseaux sociaux ? vous savez, ces endroits où les gens se croient tout permis et donnent leur avis sans qu’on leur demande. Ces nids à troll pourrissent moralement les gens qui font de leur mieux, comme l’explique encore une fois très bien Pipomantis :

    Bien évidemment (tout du moins je l’espère), la grande majorité d’entre eux se garde de cracher son vitriol mais il y a cette minorité, bruyante, fielleuse, harceleuse, qui ne comprend absolument rien aux prérogatives du métier mais ne s’empêche pas pour autant d’insulter ou humilier des journalistes, parfois sur la simple base d’une note mal acceptée ou d’un orgueil chahuté. Les joueurs foutent la honte sur Internet, et ça n’a rien de nouveau. Mais un moment, à force de ne pas plier, on rompt. Et je crois que j’y arrive. Parce que je n’ai plus la force de subir cette ambiance délétère, de m’échiner à écrire pour des gens qui m’insultent, à plus forte raison quand le salaire et les conditions de travail ne suivent pas.

    Alors oui, certains rétorqueront que bosser derrière un bureau pour jouer à des jeux, c’est pas aller à la mine non plus, mais la véhémence de certains trolls fait peur à voir. Ça, couplé à un manque de perspective pour l’avenir faute de revenus et des horaires de plus en plus aberrants pour finalement se faire cracher dessus, ça donne pas vraiment envie. On a besoin des journalistes, et ça serait bien de s’en rendre compte avant qu’ils foutent tous le camp.

    Pourquoi c’est grave ?

    On pourrait se dire « bon bah tant pis pour la presse jv, on s’est bien marrés, mais il est temps de se dire au revoir. » Mais c’est oublier l’importance de la presse. Parce que ce qu’elle apporte, ce sont pas que des news et des tests : ce sont surtout des axes de réflexion et de l’esprit critique, qui manquent cruellement chez beaucoup de gens.

    L’importance des journalistes

    Voir la presse dépérir, c’est grave. Parce que c’est elle qui permet de mieux réfléchir le jeu vidéo. Lorsque le besoin s’en fait ressentir, un journaliste va essayer de contextualiser et d’analyser une information pour offrir une réflexion approfondie. Avoir une information brute du style dépêche AFP ou le tweet d’un éditeur permet de se tenir au courant, certes. Mais de la contextualisation peut donner un tout autre sens à ce genre d’infos. Par exemple, si je vous dis que Blizzard Activision a battu son record de bénéfices en 2021, vous vous dites sûrement « chouette, tant mieux pour eux ». Sauf que si l’article explique que Bobby Kotick, le PDG de la boite, gagne 1560 fois le salaire médian et qu’en plus des milliers d’employés ont été licenciés quelques mois auparavant, ça donne une autre tournure à cette bonne nouvelle. Avec des informations brutes, on a tendance à ne pas chercher plus loin que ça, ce qui est entièrement normal. Et c’est pour ça que le travail des journalistes est primordial, car ils le font à notre place et nous permettent de reconstituer le puzzle entier, plutôt que d’avoir tout un tas de petites pièces qu’on n’assemble jamais ensemble.

    Et puis, même sans parler de ça, les enquêtes journalistiques permettent d’avoir une meilleure compréhension de l’industrie. Développeur de jeux vidéo, ça pouvait ressembler à un métier de rêve avant que Jason Schrier dévoile les sales histoires de crunch dans des grands studios comme Naughty Dog ou CD Projekt. C’est l’enquête menée par Canard PC, Mediapart et Le Monde qui ont permis de mettre au grand jour l’ambiance toxique au sein du studio Quantic Dream. C’est l’enquête de Marius Chapuis et Erwan Cario qui dénonce les conditions de travail chez Ubisoft. C’est l’enquête de Gamekult qui a révélé la culture du crunch et la détresse étudiante au sein des écoles de jeu vidéo. Sans la presse JV, jamais nous n’aurions su la forte dégradation des conditions de travail dans l’industrie. Sans elle, jamais les employés sous pression n’auraient pu témoigner. Sans ces gens dont une partie du boulot consiste à enquêter, nous ne pourrions que faire confiance aux entreprises, qui n’ont bien évidemment rien à gagner à communiquer sur leur problème et ne le feraient donc jamais. Grâce à la presse JV, on peut prendre de la hauteur et s’informer correctement. Grâce à la presse JV, on peut savoir. Et le savoir, c’est le premier pas vers le changement.

    Le sujet qui fâche

    Il est temps d’aller maintenant sur le terrain miné des influenceurs. C’est impossible de ne pas en parler dans une vidéo qui parle de la presse, tant on les oppose aux journalistes. Avant de donner ma vision personnelle sur le sujet, il faut d’abord définir ce qu’on appelle un influenceur et un journaliste, parce que ce sont des mots souvent utilisés n’importe comment.

    Selon le Larousse, un influenceur est une personne qui, par sa position sociale, sa notoriété et/ou son exposition médiatique, a un grand pouvoir d’influence sur l’opinion publique, voire sur les décideurs. Une deuxième définition spécifie qu’elle est capable d’influencer les pratiques de consommation des internautes par les idées qu’elle diffuse sur un blog ou tout autre support interactif. Sauf que c’est quand même très large : ici, je ne parlerais que des influenceurs qui parlent de jeux vidéo et qui en vivent. Ça me semble être indispensable pour les comparer avec des journalistes spécialisés dont le métier consiste à écrire sur le jeu vidéo.

    Justement, qu’est-ce que c’est, un journaliste ? Pour reprendre le Larousse encore une fois, c’est une personne qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice du journalisme dans un ou plusieurs organes de presse écrite ou audiovisuelle. Bon, en réalité je la trouve trop restrictive, puisqu’elle met de côté les journalistes indépendants ou ceux qui effectuent un travail journalistique sans être rattachés à une rédaction. Mais pour conserver une certaine logique, je m’en tiendrais aux journalistes au sens classique du terme, donc ceux qui composent une rédaction reconnue officiellement comme un organe de presse dans le style de Gamekult, Canard PC ou du magasine JV.

    Il y a pour moi deux grandes différences entre un influenceur et un journaliste. La première et la plus importante à mes yeux, c’est qu’un journaliste doit respecter la déontologie du journalisme. Pour résumer simplement, c’est l’ensemble des normes auxquelles les journalistes devraient au minimum s’astreindre. Elle est définie par deux textes en Europe et intègre des principes comme l’interdiction à la calomnie, le refus de cadeaux qui pourraient influencer la ligne éditoriale ou encore le secret professionnel qui correspond au secret des sources. Alors, c’est tout de même à nuancer parce qu’il n’existe pas en France d’instance qui exerce un contrôle sur le respect de la déontologie. Un journaliste qui ne respecte pas ces règles peut par exemple conserver sa carte de presse. La seule autorité dans ces cas de figure reste les médias eux-mêmes. S’ils se respectent un minimum, ils licencieront le journaliste qui ne remplit pas ses devoirs déontologiques. Mais comme vous vous en doutez, l’éthique est à géométrie variable en fonction des médias. En ce qui concerne la presse JV, le respect de la déontologie est souvent remis en cause à cause du lien avec les éditeurs, comme le montrent le DoritosGate en 2012 ou le scandale autour d’une photo prise lors d’un voyage de presse en 2015.

    Mais malgré tout, c’est quand même un bon point de départ. Parce qu’à l’inverse, les influenceurs n’ont aucune consigne éthique. Comme n’importe qui avec de la notoriété peut être considéré comme influenceur, ça laisse le champ libre aux dérives. Et surtout aux éditeurs qui y voient un moyen de se faire de la pub. L’exemple le plus parlant est, je crois, le programme « Soutenez un créateur » d’Epic Games. Pour la faire courte, c’est un processus d’affiliation qui permet aux influenceurs de disposer d’un code public qu’un acheteur peut activer une fois dans l’Epic Game Store. Ça ne rajoute aucun coût supplémentaire à l’acheteur, et l’influenceur perçoit une petite commission chaque fois que son code est utilisé. Génial non ? Pas vraiment. Parce que quand on regarde le contrat d’un peu plus près, on se rend vite compte que l’esprit critique doit être mis de côté.

    Le Créateur doit créer du contenu, y compris, sans s’y limiter, du “Contenu de jeu”, afin de promouvoir les jeux vidéo via un lien attribuable ou un code de créateur

    On parle bien de promouvoir et pas de critiquer. Et si critique il y a, Epic se donne le droit de retirer tout contenu qui ne lui plaît pas :

    Le contenu du Créateur sera soumis au droit et à la capacité de la Société de retirer ce Contenu du Créateur à tout moment et pour quelque raison que ce soit. Le Créateur se soumettra et/ou aidera à toute demande de retrait de la part de la Société.

    Alors, bien sûr, ça ne veut pas dire qu’Epic Games épie chaque publication en se préparant à l’interdire. De mémoire, je n’ai jamais vu de témoignage allant dans ce sens. Mais le simple fait que l’entreprise se laisse la possibilité de le faire instaure un biais qui influence forcément la critique.

    Un journaliste, il est pas là pour vous vendre quelque chose. Il s’en fout que vous achetiez le jeu ou pas, ça impacte pas ce qu’il gagne à la fin du mois. Il a aucune raison de mentir ou de survendre un jeu. Contrairement aux rumeurs de chèques et de blacklist qu’aiment propager ceux qui n’y connaissent rien, c’est assez rare qu’un éditeur ait du pouvoir sur l’avis d’un journaliste. Attention, je ne dis pas que les éditeurs sont sympas et ne cherchent pas à faire pression, parce que ça serait complètement faux. Je dis simplement qu’un média éthique séparera le domaine publicitaire de sa rédaction pour protéger sa ligne éditoriale. Par contre, un influenceur avec un code promo, lui, il a plutôt intérêt à vous donner envie, parce que son revenu va partiellement dépendre du nombre de gens qui vont passer par son lien.

    Et ça m’amène à mon deuxième point : un journaliste est protégé et soutenu par sa rédaction. Lorsqu’il reçoit un jeu pour le tester, un journaliste n’est généralement pas en contact direct avec les relations presse. Ce qui signifie qu’il n’est pas sous l’influence de l’éditeur car il n’a pas de rapport avec lui : il critique le jeu sans influence extérieure. Alors que les créateurs de contenu, ou du moins la plupart d’entre eux, bossent seuls et ont plusieurs casquettes. Donc c’est eux qui communiquent avec les relations presse. C’est peut-être con à dire, mais je pense que ça joue quand même beaucoup sur l’appréciation du jeu. Parce que faut oser l’envoyer le mail qui dit « Oui bonjour, votre jeu il pue la merde, bonne journée ! ». Il ne faut pas oublier qu’un influenceur bosse avec les marques, alors qu’un journaliste bosse avec sa rédaction. Et ça change beaucoup de choses.

    Même au-delà de ça, bosser en équipe permet d’échanger avec d’autres personnes du même milieu. Ça apporte un enrichissement des idées et permet de voir les choses sous un autre angle. En plus, dans les rédactions, il y a les correcteurs dont il ne faut pas sous-estimer l’importance car bosser seul, c’est être dans un tunnel vision constant. C’est très difficile de prendre du recul en étant seul et ça, on ne s’en rend compte que lorsqu’on bosse avec quelqu’un d’autre. Après bien sûr, beaucoup de créateurs de contenus comme JDG par exemple bossent à plusieurs et on a pas besoin d’être journaliste pour avoir des collègues ou discuter avec d’autres passionnés. Mais vous voyez l’idée.

    Attention toutefois, je ne dis pas ici que chaque journaliste est innocent et chaque influenceur est coupable. Quelqu’un qui écrit des articles sans carte de presse peut très bien avoir une approche et une déontologie journalistique, de même qu’il peut être très sérieux dans sa critique. Et à l’inverse, il suffit de regarder BFM TV pendant 1h ou lire certains tests pour se rendre compte que la déontologie journalistique, ça leur passe parfois au-dessus de la tête.

    Mon but avec cette comparaison, c’est d’expliquer ce qui différencie un journaliste d’un influenceur. Du moins dans la théorie, parce que dans la réalité c’est pas si simple, et on peut reprocher les mêmes choses aux deux entités. À vrai dire, ils ont les mêmes interrogations et les mêmes problèmes : comment vivre de leurs activités tout en conservant la confiance de ceux qui les suivent ? Les deux dépendent des éditeurs et les deux ont besoin de la publicité pour gagner de l’argent. Les deux subissent des pressions et les deux ont des avantages. Dans l’ensemble, je dirais même qu’ils sont complémentaires et que cette cohabitation apporte un certain équilibre entre information et divertissement. Mais c’est un équilibre qui est en train de disparaître avec les problèmes que connaît la presse.

    Quelles solutions ?

    Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ? J’ai longtemps hésité à conclure cette vidéo sur les solutions potentielles, qu’elles soient individuelles ou collectives. Bien sûr, je peux conseiller à tous ceux qui regardent cette vidéo d’aider autant que possible en s’abonnant aux sites ou magazines qu’ils aiment, mais je pense que c’est déjà fait. J’aurais aussi pu dire d’en parler autour de soi, mais je pense que c’est encore une fois déjà le cas. En réalité, j’ai pas vraiment de solution pragmatique à proposer.

    Parce que je pense que le plus important, c’est que la presse se transforme pour s’adapter à son époque. La publicité ne rapporte plus assez, les aides de l’État sont soit absentes soit insuffisantes, et les financements participatifs sont plus une carte joker qu’une véritable solution. Réussir à sortir de ces questions d’argent et retrouver la confiance des lecteurs, c’est ça qui permettra à la presse de s’en sortir. Lors de mes recherches, je suis tombé sur un livre intitulé « Sauver les médias », écrit par Julia Cagé. Elle y propose un nouveau statut pour la presse nommé « société de média à but non lucratif » qui serait une sorte de mélange entre société et fondation. Chaque personne investissant dans le capital de la société aurait un droit de parole, tout en étant quand même limité. Parce que sinon, les gros investisseurs auraient plus de poids que les journalistes ayant investi, et on finirait par se retrouver dans la même situation que maintenant.

    Mais ce modèle ne marche pas pour la presse spécialisée. Quand on y pense, Mediapart utilise un modèle d’abonnement similaire à celui de Gamekult, et les revenus de ces deux organes de presse sont très différents. Pour permettre de vivre grâce aux lecteurs, il faut déjà qu’il y en ait suffisamment. Et ce n’est pas forcément le cas. Mais ce que je veux dire avec ça, c’est qu’il est possible d’imaginer une évolution de la presse. Pour être honnête, je n’ai aucune idée de ce qu’il faudrait faire pour que ça aille mieux. Mais ce que je sais, c’est que c’est possible, et qu’il est important qu’on y parvienne pour continuer à réfléchir le jeu vidéo comme on peut le faire aujourd’hui.

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    Sommaire

    1
    Comment fonctionne la rémunération d'un site internet
    2
    Problème presse papier
    3
    Pourquoi la presse JV va mal
    4
    Pourquoi c'est grave ?
    5
    Quelles solutions ?

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